Je trépignais. Je voulais aller au plus vite. En sortant du commissariat, j'ai téléphoné à Violaine, mon amie avocate. Elle m'a dit : « Je vais t'obtenir ce nom. Ce n'est pas très éthique, mais je peux le faire. Je te rappelle. »
Je suis allée attendre dans un café devant le commissariat. Mon cœur battait fort, me faisait mal. Ma bouche était sèche. J'allais enfin savoir. J'allais savoir qui avait renversé mon fils. Je n'ai pas pensé à téléphoner à Andrew. Ni à ma sœur. J'attendais, immobile, les yeux fixés sur le boulevard. J'ai attendu assez longtemps, je crois.
Puis le portable a sonné. C'était Violaine. Elle avait obtenu le nom. Un couple de retraités, domiciliés dans le Vaucluse.
M. et Mme Jacques Secrey. Ils habitaient Orange, possédaient une Mercedes marron, ancien modèle. La plaque correspondait. 56 LYR 84. J'ai tout noté, j'ai remercié Violaine et je suis rentrée à la maison.
Andrew était aussi calme que le flic. Il a hoché la tête. C'est bien, ils ont une piste, c'est bien, il faut les laisser travailler. Je ne supportais plus qu'il dise ça. J'avais envie de le gifler. Comment faisait-il pour rester si calme, si imperturbable ? Je ne comprenais pas. Il venait d'une autre planète. Il n'y avait qu'Emma pour comprendre et partager ma fébrilité. Emma pour me dire au bout du fil, devant son ordinateur, en baissant la voix pour ne pas réveiller son bébé qui dormait : « Secrey, Jacques, c'est ça ? Attends, je vais sur pages blanches, je clique, attends… Juju, ça y est, on les a. Ils ne sont pas sur liste rouge. 28, rue de P., Orange. On les tient. »
M. et Mme Jacques Secrey, 28, rue de P., 84100 Orange.
Pendant la soirée, leur nom, leur adresse ne m'ont pas quittée. Pendant que je travaillais sur la traduction, pendant que je mettais le couvert, préparais les lasagnes, faisais réciter la poésie de Georgia, leur nom revenait encore et encore, comme un refrain. Je les imaginais, dans une maison proprette, des géraniums et un jardin ordonné, la Mercedes marron dans le garage. Madame, blonde et bouclée, pimpante. Monsieur, replet, chauve, qui tondait le gazon, suivi d'un Yorkshire qui jappait. Ils avaient peut-être des petits-enfants de l'âge de Malcolm et Georgia, des gamins qui les appelaient papy et mamie, qui venaient goûter les week-ends. Une petite vie tranquille, des parties de bridge, des siestes d'après-midi à l'ombre d'une tonnelle, des sauts à Avignon pour le festival, quand il ne faisait pas trop chaud. Madame au volant. Blonde, il avait dit, le conducteur de bus. Blonde ménopausée, comme dirait Emma. J'avais une envie folle de leur téléphoner, de leur dire d'une horrible voix chuchotante :
— Voilà, c'est fini pour vous, la petite vie pépère, tranquille, c'est fini, demain matin, la police va vous appeler et vous demander ce que vous faisiez le mercredi 23 mai à quatorze heures trente, boulevard M., à Paris. Et vous allez dire la vérité, vous allez dire que vous étiez pressés, et que vous n'avez pas vu le gosse, et que vous avez eu peur de vous arrêter. Vous allez dire tout ça, et on va vous embarquer, et votre petite vie de retraités, c'est fini.
Que faisaient-ils à Paris ce jour-là ? Madame au volant. Pressée. Étaient-ils montés d'Orange en voiture ? Un sacré bout de chemin, pour deux vieux. Avaient-ils de la famille à Paris ? J'ai tapé « Secrey » sur le site « pages blanches, région parisienne ». Plusieurs réponses. Dont une Estelle Secrey, 12, avenue S., dans le 15e. C'était peut-être leur fille. Ils étaient venus à Paris la voir, ce jour-là. Et madame avait brûlé le feu. Pourquoi ne s'était-elle pas arrêtée ? Une mère. Une grand-mère. C'était abominable. Incompréhensible. J'ai regardé la peau autour de mon pouce droit. J'avais tout rongé. Ça faisait des petits lambeaux rouges. C'était laid.
Je me suis souvenue de ce film avec Andy Garcia. Océans 11. George Clooney vient de cambrioler le casino de Garcia, d'empocher des milliards de dollars. Garcia n'y croit pas, n'a pas encore compris qu'il est victime d'un vol machiavélique et ingénieux. Garcia menace l'acolyte de Clooney, Brad Pitt, au téléphone. Il susurre :
— Run and hide, ass-hole, run and hide.
Je voyais encore sa lèvre supérieure se retrousser, dévoiler ses dents d'un mouvement à la fois animal et sensuel. Oui, j'avais envie de leur dire ça, à ces deux inconnus que je haïssais déjà, à ces deux vieux croûtons dont je ne connaissais même pas le visage, mais dont j'imaginais si bien la vie :
— Run and hide, ass-holes, courez vous planquer, trous du cul, mais il est trop tard, vous n'irez pas bien loin, parce que demain matin, c'est fini, demain matin, ce sera fini pour vous. Terminé. Over.
Andrew s'était penché par-dessus mon épaule. Il s'était approché sans bruit.
— Que fais-tu, darling ?
C'était ma traduction. Je ne lui en avais pas parlé. Il a posé son menton sur le haut de ma tête. Il a lu à voix haute les phrases dans l'anglais d'origine. Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire. Son accent de la BBC qui prononçait ces mots obscènes. Ses mains sur mes épaules, sur mon cou. Je ne souriais plus, j'étais troublée. Andrew chuchotait.
— Comment tu traduirais dick, Justine ? Would that be « bite » or « queue » ? Et le pussy ? It's « chatte », isn't it ?
La voix d'Andrew dans le creux de mon oreille. Son souffle. J'ai fermé les yeux. Il s'est arrêté de lire. Sa bouche à la racine de mes cheveux, sur ma nuque. J'ai essayé de moins penser à l'accident, au coma. L'hôpital. Malcolm sur son petit lit blanc. J'ai laissé les lèvres, les mains d'Andrew prendre possession de moi. J'ai baissé la garde. J'avais l'impression de retrouver un chemin familier, perdu depuis longtemps. Le corps d'Andrew, sa puissance, son réconfort. Son odeur. Le grain de sa peau. Sa salive. Si familière, si délicieuse. Sa façon de me toucher, de m'investir, si particulière, qui n'était qu'à lui. Si longtemps, cela faisait si longtemps. L'espace de quelques instants miraculeux, j'ai pu effacer ce qui nous arrivait. Il n'y avait plus que nos deux peaux, collées l'une contre l'autre, nos souffles, notre urgence, nos mains qui se réapprivoisaient, nos bras qui se serraient avec violence, des baisers voraces, des caresses précises, exquises. La voix d'Andrew.
— You beautiful girl. Beautiful girl. Love my beautiful girl.
Sa voix m'ouvrait, me pénétrait. L'oubli. L'abandon. Mon corps comme un poing qui se desserrait. Mais au moment où le plaisir s'annonçait, où je le sentais poindre de loin, où je savais comment l'attraper, l'amadouer, brutalement le visage de mon fils s'est imprimé devant mes yeux. Sa peau blanche, ses yeux clos.
Tout en moi s'est barricadé. Je me suis débattue, dégagée comme une folle. J'ai repoussé Andrew avec violence. J'ai éclaté en sanglots. Larmes brûlantes le long de mes joues. Andrew silencieux à côté de moi. Immobile. Le silence dans la chambre. Mes sanglots. Puis sa voix grave.
— Life must go on, Justine. Life must go on.
Je ne voulais pas l'écouter. Il avait tort. Rien ne pouvait continuer. Plus rien ne pouvait continuer comme avant. La vie ne pouvait pas continuer comme avant. Il se trompait. Je ne pouvais pas faire semblant de jouir. Je ne pouvais plus faire l'amour comme si de rien n'était, comme si Malcolm n'était pas dans le coma. Encore une différence entre les hommes et les femmes. Entre un père et une mère. Lui pouvait faire l'amour dans de telles circonstances. Moi, non. Tant que Malcolm ne sortait pas de son coma, impossible de me laisser aller, impossible de me laisser pénétrer. Tant que le chauffard n'avait pas été retrouvé, impossible de jouir, de ressentir du plaisir. Mon corps s'était refermé. Il s'était endurci, comme une forteresse. Il me protégeait. Faire l'amour, c'était baisser ma garde. Faire l'amour, c'était ne plus penser à mon fils.