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Le lendemain, sur un grand boulevard, je me suis retrouvée nez à nez avec une ancienne amie assez proche. Florence. J'ai tout de suite vu dans ses yeux qu'elle savait. Elle souriait trop, ses maxillaires se plissaient. Son regard me fuyait. Elle était incapable de me dire quoi que ce soit concernant Malcolm. Elle était terriblement pressée, en retard, devait emmener ses gamins chez le dentiste, elle trépignait : « Allez bisou bisou, embrasse ton mari, à bientôt, Justine, ciao ciao. » Je voulais la rattraper, la prendre par le bras, la secouer, lui demander de quoi elle avait peur. J'ai failli le faire. J'aurais dû. Je l'ai regardée s'enfuir à toute vitesse. Like a bat out of hell. En français, ça pourrait donner : ventre à terre. Elle devait croire que je portais la poisse. Ou alors, elle ne savait vraiment pas quoi me dire. Était-ce si difficile, pourtant, de murmurer : J'ai su pour ton fils, je suis avec vous, avec toi. Était-ce si dur de prononcer ces mots-là ? Moi-même, l'aurais-je fait, à sa place ?

Je me suis souvenue de certains amis chers qui, depuis l'accident, n'osaient plus nous téléphoner. La poisse, ça devait être ça. On portait la poisse. Mais j'ai pensé aussi aux plus fidèles, à ceux qui nous écrivaient, qui envoyaient des e-mails tous les jours, qui débarquaient le soir avec une bouteille de vin, comme ça, parce qu'ils étaient dans le quartier, par hasard, et qu'ils avaient vu de la lumière aux fenêtres. On n'était pas dupes, Andrew et moi, mais on était heureux de les voir. On avait besoin d'eux. Même si on passait la soirée sans prononcer le nom de notre fils, on se sentait soutenus par cette amitié, cette présence.

Je ne pouvais plus supporter l'absence de Malcolm. Son lit vide. Sa chambre silencieuse. Je ressortais les vieux albums de photos, je les parcourais avec une sorte de fascination douloureuse. Voilà toute notre vie, étalée sur ces pages cartonnées, estampillée de la petite écriture ronde d'Andrew. Des dates, des lieux. Des vacances, des anniversaires, des Noëls. Malcolm tour à tour rieur, boudeur, hilare, rêveur, son regard bleu, sa chevelure dressée d'épis. Une absence vaste, incompréhensible. Je me retrouvais souvent roulée en boule sur le lit, à gémir comme un chien blessé. Était-ce moi qui poussais ces cris de souffrance ? Oui, c'était moi. C'était moi qui débusquais la moindre trace de lui, ses cartes, ses mails, ses petits mots, ses textos. J'étais comme un Petit Poucet désespéré, égaré sur un chemin de larmes. Je ne devrais pas regarder tout ça, remuer tout ça. Trop dur, trop difficile. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Tout me ramenait à Malcolm, à son absence. Un adolescent longiligne croisé dans la rue, avec la même démarche nonchalante : coup de couteau dans la plaie. Une chanson de Supertramp à la radio : comme de l'alcool à 90° sur une blessure. Malcolm adorait Breakfast in America, School, Fool's Overture, surtout le moment où on capte en fond sonore la voix de Churchill. Malcolm faisait la moue, gonflait ses joues comme un bouledogue, prenait cet accent anglais parfait, hérité de son père, déclamait : « We shall never surrender. »

Churchill m'avait donné une idée. J'ai pris mon vieux Discman, retrouvé le CD de Supertramp. À l'hôpital, j'ai demandé aux infirmières si je pouvais faire écouter de la musique à mon fils. Je le pouvais, m'a-t-on dit. Avec précaution, j'ai installé des écouteurs sur ses oreilles, réglé le volume sonore. Fool's Overture, sa préférée. C'était étrange, son goût pour Supertramp. Ça nous avait toujours amusés, Andrew et moi. On ne pensait pas qu'un adolescent de son âge y succombe à ce point. Tous ses copains écoutaient du R'n'B.

History recalls how great the fall can be

When everybody's sleeping, the boats put out to sea

Borne on the wings of time

It seemed the answers were so easy to find…

Le visage de Malcolm restait immobile, comme du marbre. Je me disais que ce n'était pas grave, qu'il devait forcément entendre quelque chose, dans les limbes noires de ce coma qui s'éternisait, ce no man's land opaque, insaisissable, inaccessible, auquel je me heurtais jour après jour. Drôles de paroles. Je ne les avais jamais vraiment écoutées. Par déformation professionnelle, parce que je ne pouvais pas faire autrement, je me suis mise à les traduire.

L'histoire retiendra comme la chute peut être immense

Pendant que tout le monde dort, les bateaux prennent la mer

Portés par les ailes du temps

Les réponses semblaient si faciles à trouver…

J'ai remis la chanson plusieurs fois. Toujours le petit visage pointu, sans mouvement, sans réaction. Mais à quoi m'attendais-je donc ? Qu'il sourie, qu'il batte la mesure avec ses doigts, qu'il me dise « Merci, maman » ? J'ai laissé le casque sur ses oreilles, et je me suis tournée vers ma traduction, ordinateur portable posé sur les genoux. Successions de mots sur l'écran, des mots que je ne lisais pas. Laurent. Le flic.

Toujours pas de nouvelles de lui. Où en était-il avec les Secrey ? Pourquoi n'avait-il pas téléphoné ? Pourquoi ce silence ? Pourquoi était-ce si long, si compliqué ? Pourquoi tout cela prenait-il tant de temps ? Que faisait le commissariat d'Orange ? J'aurais déjà pu faire un aller-retour à Orange, j'aurais pu frapper à la porte des Secrey de bon matin, les tirer de leur sommeil, leur dire ce qui les attendait. Oui, j'aurais pu le faire, le tout en quelques heures. Que foutaient ces flics ? Que foutaient-ils, bon sang ? Je m'entendais parler comme mon père. J'utilisais les mêmes mots que lui.

Sur la table de nuit de Malcolm, son portefeuille Quiksilver. Il l'avait dans sa poche, le jour de l'accident. À la rentrée scolaire, j'y avais glissé une de mes cartes de visite, avec ces mots dessus : Personne à prévenir en cas d'accident. Et j'avais mis entre parenthèses : Maman. Quand on écrit des mots pareils, on ne pense jamais à l'accident. On écrit à toute vitesse, mal à l'aise. Surtout ne pas penser à un éventuel accident. Surtout pas. Mais c'était grâce à cette petite carte crème, que j'avais toujours trouvée d'une grande élégance, que j'avais choisie avec tant de soin, que la police avait pu me joindre si vite, ce jour-là.

La chanson passait en boucle. Je l'entendais à peine, atténuée, à partir des oreillettes de Malcolm. Mais je la connaissais par cœur. Big Ben qui sonne, solennel. Une rumeur de foule qui enfle. La voix de Churchill, vibrante d'autorité. « We shall go on to the end. We shall fight on the seas and the océans. » Nous tiendrons jusqu'au bout. Nous nous battrons sur les mers et sur les océans. « We shall defend our island, whatever the cost maybe. We shall never surrender. » Nous défendrons notre île, à n'importe quel prix. Nous ne nous rendrons jamais.

J'ai regardé Malcolm.

J'ai hurlé. Il avait les yeux grands ouverts, écarquillés. Bleus, si bleus. J'avais oublié à quel point ses yeux étaient bleus.

Mon hurlement a fait venir une infirmière. J'ai failli lâcher mon ordinateur qui glissait de mes genoux. Mon cœur battait à tout rompre. Mes mains tremblaient, mes jambes aussi. Ses yeux, si bleus, si grands, vides de toute expression. J'ai crié : Malcolm, c'est maman, tu m'entends, tu peux m'entendre, mon bébé ? Je n'osais pas le toucher. Il me faisait peur avec son visage blanc, ce regard exorbité.