L'infirmière m'a calmée. Elle m'a dit que c'était normal, que cela arrivait. Cela ne voulait pas dire que Malcolm était sorti de son coma. Mais il avait réagi à quelque chose. Churchill, j'ai dit à voix basse, il a réagi à Churchill. L'infirmière souriait, gênée. Elle ne savait pas quoi dire. Elle était toute jeune, elle devait avoir vingt ans. Je lui ai montré les oreillettes, le CD de Supertramp. Je lui ai expliqué le moment préféré de Malcolm sur la chanson, quand Churchill dit qu'il ne se rendra jamais. Elle hochait la tête, gentille. Elle devait avoir pitié de moi, de mon visage fatigué, de mes mains tremblantes. Elle n'avait sans doute jamais entendu parler de Supertramp, et elle ignorait probablement qui était Churchill et pourquoi il ne voulait pas se rendre.
Malcolm a fermé les yeux, doucement. J'étais à la fois apaisée et triste. J'aurais voulu voir ses iris bleus, encore et encore. Mais ce regard fixe, terrible, m'était insoutenable. Je me suis assise près de lui, j'ai pris sa petite main molle, et une fois de plus, j'ai sangloté en silence.
Tout me touchait. Tout me faisait pleurer. Comme si l'accident de mon fils avait ravivé une sensibilité déjà à fleur de peau. Une SDF qui raccommodait ses fripes sur le trottoir, fil et aiguille dans ses grosses mains pataudes, violacées, et je sentais mon cœur se serrer. Le jeune homme qui jouait du violon au changement entre les lignes 10 et 13 à Duroc me donnait envie de m'arrêter, de lui parler, de lui dire que sa musique était belle. Il posait son étui précautionneusement sur une feuille de papier calque, pour ne pas l'abîmer. Je ne sais pas pourquoi, mais la vue du papier calque et du CD qui ornait l'étui, où l'on voyait une photocopie trop pâle du jeune homme et de son violon, avec 15 euros écrit d'une main appliquée, faisait poindre des larmes.
Sans parler de ce que je voyais, quotidiennement, à l'hôpital. La chambre de Malcolm donnait sur les urgences. J'avais appris à détourner le visage quand une ambulance ou le camion rouge des pompiers arrivait. Je ne regardais plus la souffrance, la détresse des autres, car elles devenaient miennes. Elles m'envahissaient. Elles me possédaient. La salle d'attente, j'avais aussi compris qu'il me fallait passer droit devant, les yeux baissés, car je ne me sentais plus capable de voir de face ces parents brisés, recroquevillés sur les chaises en métal, sous les plantes vertes
Moka en plastique, la blancheur de leur visage, l'horreur de leur perte.
L'hôpital, ses couloirs, ses escaliers, sa machine à café étaient devenus aussi familiers que mon appartement. Mais je ne les supportais plus. L'odeur, l'ambiance, les drames quotidiens, je ne les supportais plus. J'aurais voulu y arracher Malcolm, l'emmener loin, sur une plage, face à la mer. Le vent dans ses cheveux, le soleil sur son visage blanc. Il y avait des infirmières qui m'étaient indifférentes. Et d'autres, une ou deux, que je n'oublierai jamais. Il m'est arrivé de pleurer sur leur épaule. Il m'est arrivé de rire avec elles, et puis de me sentir coupable, et de m'en vouloir.
Une, en particulier, Éliane. Jeune, une trentaine d'années. J'aimais la regarder faire la toilette de Malcolm. Elle le manipulait avec une affection facile. Elle lui parlait. Elle lui disait : « Alors comme ça on est moitié angliche, mon grand bonhomme ? » Et elle me regardait, très sérieusement, un sourcil relevé, l'œil pétillant, tout en savonnant le long dos laiteux de mon fils.
— Mais quelle idée d'avoir épousé un Anglais, tout de même !
Je lui répondais du tac au tac que cette remarque, on me l'avait tellement faite qu'il fallait trouver autre chose, pas très original, Éliane, tout de même. Alors elle regardait Malcolm comme s'il pouvait lui répondre, comme s'il l'entendait parfaitement, elle lui passait une main douce dans les cheveux, et elle lui soufflait au creux de l'oreille :
— Dis donc, ta mère ! Faudra lui expliquer, mon vieux, que les Angliches et nous, c'est des ennemis héréditaires, la guerre de Cent Ans, Jeanne d'Arc, tout ça, elle a rien compris ta maman, ça doit être l'amour, elle est folle d'amour pour ton grand et beau papa so british, hein mon trésor, qu'est-ce que t'en dis ?
J'aimais me convaincre que Malcolm l'entendait, qu'il aimait la voix un peu rauque de cette fille, son affection, sa gentillesse. Quand je m'effondrais, ce qui m'arrivait tout de même souvent, trop souvent, elle faisait le tour du lit, elle appuyait sa main sur le haut de mon dos, avec ces gestes fermes, sûrs qui trahissaient son métier, et elle me disait : « Courage, madame, courage, tenez bon, tenez bon pour lui, pour votre fils, pour votre petite fille. » Et je me redressais, je lui souriais à travers mes larmes, et je la remerciais.
Ma petite fille. Comment Georgia vivait-elle cette tempête ? Si calme, si silencieuse. Comme elle parlait peu, j'avais fait l'erreur de ne pas lui accorder toute mon attention. Un soir, elle m'avait apporté son carnet de correspondance. Il y avait un mot de sa maîtresse, qui voulait me voir. C'était urgent. Pourquoi elle veut me voir ta maîtresse, chérie ? Petit visage fermé.
— Je ne sais pas, maman.
Le lendemain, je suis allée à l'école, à l'heure du déjeuner. La maîtresse m'a dit que Georgia avait complètement décroché. Elle ne se concentrait plus, ses notes étaient en chute libre. Elle bavardait en classe, ce qui ne lui arrivait jamais. Je l'écoutais, abasourdie. La maîtresse m'a demandé, avec une certaine pudeur, si tout allait bien « chez nous ». Je lui ai dit, pour Malcolm. Un mois de coma, déjà. On avait emmené la petite le voir à l'hôpital, et devant son frère, elle était devenue blanche, silencieuse, on n'aurait peut-être pas dû.
La maîtresse est restée sans voix.
— Mais vous auriez dû me le dire, vous auriez dû prévenir la directrice tout de suite. Quelle tristesse, madame, quelle épreuve.
— Oui, j'ai répondu, oui, oui. J'ai oublié de vous en parler. Pardon. Le collège de Malcolm prend tout ça très à cœur. Je n'ai pas pensé à vous en parler, à en parler avec l'école. Pardon.
Penaude, je regardais mes mains sur mes genoux. Pardon, ma Georgia. Pardon de ne pas avoir pensé à toi, à ta détresse, à ta peur. Pardon, mon petit ange blond, pardon, ma beauté. Pardon. Une envie folle de la serrer dans mes bras.
— Je peux voir ma fille, madame ?
— Oui, bien sûr, elle est à la cantine, venez, je vous emmène.
J'ai compris, ce jour-là, combien je devais faire attention à Georgia, combien ses silences étaient trompeurs, combien elle souffrait du haut de ses neuf ans, autant que son père, autant que moi.
« Georgia on my mind. »
— Madame Wright ? C'est Laurent.
Enfin. Dix jours d'attente, et enfin il appelait.
J'ai juste soupiré. Il a dû entendre mon souffle. Il n'a rien dit. J'ai tout de suite compris.
J'ai crié, un râle étranglé.
— Ce n'est pas eux… C'est ça ?
— Oui, c'est ça. Pas eux.
J'ai fermé les yeux. Je tenais le téléphone si fort que j'en avais mal aux doigts. Andrew me regardait, anxieux.
— Mais vous en êtes certain ? Comment le savez-vous ? Comment vous pouvez en être sûr ?
Ma voix dérapait, devenait aiguë.
Sa voix calme à lui, un peu traînante.
— Le commissariat d'Orange a envoyé ses hommes. Le couple a été interrogé longuement. Les collègues ont tout vérifié. Les personnes n'ont pas quitté Orange le jour de l'accident.
— Mais ce n'est pas possible ! Pas possible !