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Main d'Andrew sur mon épaule. Il m'a pris le combiné.

— Oui, bonsoir, c'est Andrew Wright.

Ce n'était pas eux. Pas les Secrey. Il fallait tout reprendre de zéro. Je suis allée dans la cuisine, j'ai passé mes poignets sous le robinet d'eau froide. Que disait Laurent à Andrew ? Aucune importance. Ce n'était pas eux. Il fallait tout recommencer. L'attente. Comment faire ? Comment ? Je ne savais pas. L'eau coulait sur mes paumes, et je restais là, immobile, le regard rivé à l'évier. Pas eux. Ce n'était pas eux.

Ces dix jours d'attente avaient été les pires. Dix jours. Dix nuits sans sommeil. Le médecin au long visage qui avait demandé à nous voir. On s'était retrouvés dans ce petit bureau que je commençais à connaître par cœur. Sa voix prudente, son regard grave. Il fallait nous préparer. Il fallait qu'on soit forts, avait-il dit. L'état de Malcolm n'était pas bon. Il préférait nous le dire, dès à présent. Le coma était profond. Il fallait qu'on se montre forts, pour notre fils. Nous l'avons écouté, sans parler. Nous sommes rentrés à la maison, sonnés.

Andrew m'a prise dans ses bras, dès le seuil franchi. Nous avons pleuré tous les deux, en silence. J'ai senti ce soir-là que ma vie s'effritait petit à petit, comme une falaise rongée par la mer. Puis, comme si tout cela ne suffisait pas, comme si quelqu'un là-haut s'amusait à s'acharner sur nous, il y avait eu l'appel de Violaine, l'avocate. Elle voulait nous prévenir que fin juin, c'était le début des vacances judiciaires. Même si on trouvait le chauffard demain, il ne se passerait rien avant septembre.

L'été. Les vacances. Personne n'osait nous demander ce qu'on allait faire pour les vacances. Quelles vacances ? Je ne savais plus ce que ce mot voulait dire. Vacances. On n'en avait d'ailleurs même pas parlé entre nous. Pourtant il fallait penser à la petite. Dernier jour d'école demain. Elle ne pouvait pas passer l'été à Paris, entre l'hôpital et la maison. Il fallait trouver une solution pour elle. Mes parents ? Mes beaux-parents ?

L'été dernier, on était allés en Italie tous les quatre. On avait loué une petite maison dans un village de Ligurie, San Rocco, entre Portofino et Gênes. Il fallait se garer sur un parking lointain et faire un long chemin à pied, valises aux mains, avant d'accéder à la maison qui dominait la baie. Elle était d'une simplicité rudimentaire qui nous avait plu d'emblée. Quatre grandes pièces, dotées d'un sol en dalles anciennes, inégales et fraîches. Pour descendre à la mer, on suivait un long sentier en terre battue, dont on se doutait que la remontée serait dantesque sous la chaleur qui croissait, et on débouchait sur une crique déserte, hérissée d'une masse de rochers gris et glissants. Pas de plage. Il fallait escalader les rochers, et plonger de leur extrémité pour se baigner. Les enfants, habitués au sable de nos plages, à pénétrer dans la mer petit à petit en ayant toujours pied, avaient peur. Les rochers les impressionnaient, surtout Georgia. Malcolm, lui, redoutait la profondeur de la mer transparente. Au fond, on devinait d'autres rochers, sombres, mystérieux, et des bancs de poissons moirés. On avait dû, Andrew et moi, faire preuve d'une patience infinie. Leur montrer qu'on ne risquait rien, qu'on était seuls dans cet endroit paradisiaque, qu'ils devaient nous faire confiance. Puis, enfin, une fois dans l'eau, émerveillés par la beauté et la tiédeur de cette mer bleu et vert, ils avaient crié de joie et de plaisir.

Cet été, on ne retournerait pas à San Rocco.

Andrew discutait encore au téléphone. Je ne l'écoutais plus. Il a enfin raccroché. Je suis restée très calme. Il devait s'attendre à une crise, à de la violence. Il n'y a rien eu de cela. Calme, un peu distante. Je sentais ses yeux sur moi, ceux de Georgia. Ils devaient se demander ce que j'avais. Pourquoi je parlais si peu. Pourquoi mon visage était dénué de toute expression.

Pendant que je préparais le dîner, je me demandais où j'allais trouver la force pour continuer. Pour y croire. Pour croire qu'on allait arrêter le chauffard, pour croire que Malcolm allait sortir de son coma. Les deux choses paraissaient vastes, insurmontables. Quand Andrew m'avait avoué sa liaison, il y avait de cela quelques années, j'avais cru qu'il s'agissait là du pire moment de ma vie. Il m'avait fait cet aveu de son plein gré, car il se sentait trop coupable, il ne pouvait plus me cacher quoi que ce soit, et je l'avais ressenti comme un séisme. En y repensant ce soir-là, tout en essuyant la table de la cuisine, je n'ai pas pu m'empêcher de sourire avec amertume. Le pire moment de ma vie. Cette sensation insoutenable d'avoir été trahie. Elle était si peu de chose comparée à ce que je ressentais à présent. Pourtant, j'avais cru cette nuit-là, cette nuit de l'aveu à Saint-Julien, que rien ne pouvait être aussi douloureux, aussi dur. Je m'étais trompée. Mais comment aurais-je pu le savoir ? On avait décidé de rester ensemble. J'avais pu tourner la page. On s'aimait. C'était devenu un souvenir désagréable, épineux, auquel je pensais le moins possible. Mais maintenant. Maintenant. Tout était différent. Le coma de Malcolm avait changé notre vie. Tout avait changé. Comme si une main invisible avait tout repeint en noir.

— You OK ? me demanda Andrew.

Fond des yeux inquiet.

J'ai dit : « Oui, oui, ça va. »

Je ne l'ai pas regardé. Je suis allée coucher la petite. Il fallait dire la prière pour Malcolm. Elle y tenait beaucoup. On se mettait toutes les deux à genoux devant le lit et on priait pour Malcolm.

Pendant la prière, pendant que j'écoutais la petite voix de Georgia, j'ai compris. Tout compris.

J'ai compris que je n'allais plus pouvoir attendre en silence. J'ai compris que je n'aurais plus de patience. J'ai compris qu'il me fallait prendre tout en main. Prendre mon destin en main, celui de Malcolm. Si Andrew pouvait attendre en silence, tant mieux pour lui. Si les autres le pouvaient, tant mieux pour eux. Moi, c'était impossible. La passivité m'était impossible. C'était si clair, si évident, que j'ai failli en rire. J'ai senti un poids qui se levait. Quelque chose qui me libérait.

Après avoir couché Georgia, quand j'ai aperçu mon visage dans le miroir de l'entrée, j'ai eu l'impression étrange de contempler quelqu'un d'autre. Une femme que je ne connaissais pas. Une femme au regard dur, déterminé.

Une femme qui n'allait plus attendre en silence que le téléphone sonne.

— Djoustine, c'est moi.

La voix de ma belle-mère à l'autre bout du fil. Arabella Wright. Voix grave, éraillée. Elle était à la gare du Nord. Elle serait chez nous dans une demi-heure. Elle venait voir the little one, le petit.

J'avais toujours été fascinée par la haute taille de cette femme, par sa distinction, son port de tête, son épaisse crinière de cheveux argent qu'elle n'avait jamais voulu teindre, et qu'elle avait eus très tôt, d'après les photographies que j'avais pu voir d'elle, vers vingt-cinq, trente ans. Elle ressemblait à une autruche d'une grande élégance, avec un nez pointu, aquilin, une petite tête, et une démarche particulière, pieds en dedans, genoux qui se frottaient, le tout pourtant d'une grâce folle. Elle persistait à me parler en français. C'était sa fierté, sa joie. Elle le parlait assez correctement, ne parvenait pas à tutoyer, mais ne s'avouait jamais vaincue quand elle ne trouvait pas le mot qu'elle voulait. Lorsqu'elle prononçait mon prénom, elle disait : Djoustine. Ce « J » à l'anglaise, infiniment plus dur, plus sec que notre « J » français, si doux, trop soumis.

Elle m'avait aimée dès le départ. Dès ce premier week-end chez eux, à Londres, où j'étais venue avec Andrew passer quelques jours. Tout était facile avec Arabella. La conversation. La cuisine. Le jardinage.

Les courses. Elle adorait m'emmener faire du shopping, me demandait mon avis sur tout, les couleurs, les tissus, la coupe, comme si le simple fait d'être parisienne signifiait que j'étais forcément une spécialiste de la mode, ce qui était loin d'être le cas. Elle m'avait fait découvrir des romancières anglaises contemporaines que j'appréciais presque autant que Daphné Du Maurier : Penelope Lively, Rose Tremain, Joanna Trollope, A.S. Byatt. Elle avait même réussi à me faire cuisiner « british », à la stupéfaction de mon entourage français. Désormais, je maîtrisais à la perfection le kedgeree, le Coronaîion chicken et même le redoutable Christmas pudding, ses six heures de cuisson et qu'on prépare deux mois à l'avance.