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Mais je n'ai rien dit de tout ça à Laurent. M'a-t-il crue ? Il a paru perplexe. Il m'a dévisagée longtemps de ses yeux clairs. Il semblait troublé par ma main sur son bras.

Je me suis sentie ridicule, tout à coup, pathétique. Pauvre mère pathétique au bout du rouleau, pauvre ; créature désespérée. Il devait avoir pitié de moi. J'ai eu honte.

J'ai balbutié :

— Pardon de vous embêter avec ça. Je m'en vais, excusez-moi, bonnes vacances…

J'ai titubé vers la porte, les yeux remplis de larmes soudaines. Il m'a rattrapée par l'épaule, m'a fait pivoter vers lui.

Si étrange de pleurer dans les bras d'un homme qui n'était ni mon mari, ni mon frère. Dans les bras d'un étranger. Une odeur inconnue, une nuque inconnue. Il me tenait fermement, comme on tient un enfant qui s'est blessé, une personne qui a eu un malaise. Il me disait qu'il ne fallait pas que je me laisse aller, que j'étais extraordinairement courageuse, que mon fils pouvait être fier de moi. J'écoutais, et je pleurais tout mon soûl. Son T-shirt noir était trempé à l'épaule.

— Je vous promets que je vous aiderai.

Je le croyais. J'ai souri, essuyé mes larmes, puis sans le regarder dans les yeux, je suis partie.

Je ne sais pas ce qu'il a fait de sa nuit. Il a dû retourner au commissariat. Se remettre devant son ordinateur. Taper son code pour rentrer dans le fameux fichier STIC. J'avais fait des recherches pour savoir ce que ça voulait dire, STIC. Système de traitement informatisé de l'information criminelle. Avait-il le droit de faire ça ? Je ne le savais pas. Risquait-il quelque chose ? Il pouvait toujours prétexter des heures supplémentaires avant ses vacances. Combien de temps était-il resté là ? Combien de temps avait-il mis pour trouver ? Je ne le saurais jamais. Tandis que je rentrais rue D., affronter le silence de l'appartement, lui avait dû mettre ses chaussures en vitesse, prendre ses clefs, filer au commissariat. Pendant que je me couchais sur le canapé du salon, il était devant l'écran, il avait déjà commencé son travail. Pendant que je sombrais dans le demi-sommeil difficile qui me guettait nuit après nuit, il faisait défiler chaque page, chaque carte grise qui correspondait aux informations connues. Mercedes ancien modèle. Couleur « moka ».

Quand je me suis réveillée, le dos douloureux, Andrew était déjà parti. Georgia jouait à la Play Station. Arabella allait bientôt arriver, elle logeait dans un des petits hôtels voisins de la rue.

J'ai allumé mon portable, comme je le faisais tous les matins. Quelques textos, de ma sœur, qui m'embrassait, d'une amie, qui partait en vacances et me souhaitait beaucoup de courage.

Puis celui-ci, envoyé à quatre heures du matin, par un numéro de portable inconnu :

Marville Eva

Villa Etche Tikki

Promenade des Basques

64000 Biarritz.

J'ai senti mon cœur se serrer. J'avais du mal à respirer, j'ai dû m'asseoir. Marville, Eva. La femme blonde au volant. C'était elle. J'en étais absolument persuadée. Si Laurent m'avait envoyé ce texto, c'est qu'il devait l'être aussi. C'était elle. Et maintenant je savais.

III

Dans le miroir de la salle de bains, mon visage m'a semblé plus lisse que d'habitude. Paupières moins froissées, regard plus clair. Comme si, déjà, rien qu'en sachant son nom, son adresse, une partie de moi, une partie enfouie, inconnue, s'était mise au repos. Je me suis habillée comme si de rien n'était. Je n'ai téléphoné à personne, ni à Andrew, ni à Emma. Pourquoi ? Je n'en savais rien. Je savourais mon secret.

Eva Marville. Eva Marville.

En dégustant mon thé, son nom revenait comme une rengaine. Je ne connaissais pas Biarritz. Je n'y avais jamais été. Il m'a semblé qu'il y avait un bel hôtel, l'hôtel du Palais, au bord de la plage. Un phare. Des vagues. Le Rocher de la Vierge.

Eva Marville. La blonde derrière le volant. La femme qui ne s'était pas arrêtée. Il ne fallait pas en parler aux autres. Sinon cela ferait comme avec les Secrey. Cela risquerait de ne pas marcher. Non, il fallait ne rien dire.

Je suis partie à l'hôpital après avoir déposé Georgia au centre de loisirs. Devant mon fils, dans le creux de son oreille, j'ai chuchoté : « Je sais qui c'est, mon ange adoré. Je sais qui c'est. » J'ai eu l'impression fugace qu'il m'a serré les doigts. Qu'est-ce que Malcolm captait de ma voix, de ma peau contre la sienne ?

M'entendait-il de là où il était ? À quoi ressemblait son coma ? Pensait-il ? Rêvait-il ? Ou alors se trouvait-il dans le noir, sans lumière ? Je me suis demandé dans quelle langue lui venaient ses rêves, ses pensées. Malcolm m'avait avoué un jour souffrir de son bilinguisme parfait. Il n'avait pas de langue maternelle. Il avait appris les deux en même temps : l'anglais avec son père, le français avec moi. Il s'était plaint aussi de ne pas avoir de patrie, de ressentir la même émotion en entendant La Marseillaise que le God Save the Queen, de souffrir le martyre lors d'un match de foot France/Angleterre. « I have the cul entre deux chaises », il s'amusait à clamer. « Moitié Frog, moitié Rosbif. Le pire des mix ! La preuve que deux races qui adorent se détester sont capables de tomber in love et de faire des babies. Amazing, non ? »

Et puis il avait demandé à son père, plus tard, pourquoi les Anglais et les Français se méprisaient avec une telle passion. Andrew avait répondu avec un sourire ironique : « Les Anglais haïssent les Frogs parce qu'ils ont tué leur Princesse. » Malcolm s'était esclaffé : « Bollocks ! » Son père ne l'avait même pas grondé pour ce gros mot. Mais j'avais bien compris ce soir-là qu'il supportait mal cette double culture, pas si évidente à porter. Et que, peut-être, devenu adolescent, cela n'allait pas être facile, quand tout ce qui vous rend différent peut parfois se muer en enfer.

En sortant de l'hôpital, une grande affiche publicitaire m'a sauté aux yeux. On y voyait une femme brune à la peau dorée, allongée sur un lit aux draps froissés. Elle était nue. En lettres immenses, le mot CHARNELLE. Puis cette phrase : « Un sortilège sensuel qui prend possession de vous. » C'était le fameux parfum dont la traduction du dossier de presse m'avait donné tant de mal. Le parfum qui sentait une odeur de camphre, d'inhalation et dont on ne m'avait communiqué que le nom de code. Cela m'a paru surréaliste, cette femme alanguie sur tout un pan de mur, vautrée dans sa superbe futilité, et dans mon dos, l'hôpital, la chambre sinistre, et mon fils dans le coma.

Contraste d'images douloureuses. L'affiche était placardée à chaque coin de rue. On ne pouvait pas y échapper. Dans la devanture des parfumeries, la femme brune s'étalait de tout son long. Sur les Abribus. Je ne voulais plus la regarder. Je ne pouvais plus la regarder. J'étais hors de moi. J'ai senti une sorte de désespoir, de fureur me gagner. Mes bras, mes jambes se sont mis à sautiller, fébriles. Mon regard fuyait obstinément l'affiche tandis que je quittais l'hôpital.

Maintenant. Il me fallait avancer, maintenant. Je voulais prendre les choses en main ? Alors à moi de le faire. Personne n'allait faire quoi que ce soit à ma place. Personne.

Eva Marville. Biarritz.

Il m'a semblé que le temps s'était arrêté. Il s'étirait. Il n'avait plus de cadence, plus de rythme. Il s'était ramolli, distendu. C'était étrange, cela me donnait mal à la tête. J'ai pris les billets à la gare Montparnasse. Trois allers simples pour Biarritz, en TGV. Pour Arabella, Georgia et moi. Elles n'avaient aucune idée de mon projet. Je n'avais encore rien dit. C'était si facile, pourtant. Réserver, payer, prendre les billets. Départ jeudi matin. Aller à Biarritz. Et après ? On verrait. Pour l'hôtel, on verrait, en arrivant.