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Un mépris monstrueux pour ma mère montait en moi comme de la bile. C'était donc ça, la quarantaine, parvenir à mépriser ses parents sans en être coupable ? Ce n'était pas à l'adolescence qu'on les méprisait, non, c'était bien plus tard, quand on se rendait compte avec une sorte de terreur joyeuse qu'il n'était pas question qu'on finisse comme eux. Qu'il n'était pas question qu'on leur ressemble, plus tard.

Maman, pourquoi n'as-tu rien de la classe de ma belle-mère, de son instinct, de son maintien, de sa force, pourquoi dois-tu tout déballer, tout montrer, flancher, gémir ? Pourquoi toi et papa vous baissez les bras, vous chialez, vous pliez l'échine ? Moi je tiens, maman, je tiens, ta pauvre petite fille tient. Je tiens, parce que jeudi, je vais partir, voir cette femme. L'affronter. Lui mettre le nez dans sa merde. Partir. Voir. Comprendre. C'est ça ou crever, maman.

Pauvre petite maman pleurnicharde, toi-même. Et ton pauvre petit mari ratatiné, mon père.

Des e-mails auxquels je ne répondais pas. Des clients qui ne comprenaient plus. Moi, Justine Wright, irréprochable sur les délais, jamais en retard pour rendre un travail. Moi, Justine Wright, je ne les prenais plus au téléphone, je ne leur répondais plus. J'attendais jeudi.

Andrew, le soir avant mon départ.

— Que se passe-t-il ? Je te trouve étrange. Es-tu malade ?

Je l'ai regardé avec un sourire tordu.

— Malade ? Non, pas malade, Andrew.

Il semblait désemparé. Il ne comprenait plus. Je m'étais enfermée dans une bulle, selon lui.

— Mais je pourrais dire la même chose de toi, Andrew ! Toi aussi, tu es dans ta bulle. Nous vivons deux vies parallèles, qui se télescopent seulement au chevet de notre fils. Ne le vois-tu pas ?

Non, il n'avait pas vu. Pour lui, ça venait de moi. C'était moi qui me renfermais. C'était moi qui ne parlais plus. Je devais penser à lui, à Georgia. Je devais faire un effort. Je devais m'arranger aussi, physiquement ; je me laissais aller, selon lui. Mes cheveux, mes vêtements. C'était n'importe quoi. Il fallait que je me regarde dans une glace. Que je réagisse.

J'ai vu rouge. Comment osait-il ? Comment pouvait-il me dire des choses pareilles ? J'ai eu envie de le frapper aussi, comme ma mère l'autre jour. Mais une immense lassitude s'est emparée de moi. À quoi bon ? À quoi bon me battre avec mon mari ? Je me suis détournée de lui. Je lui ai montré mon dos, ma nuque.

Un mur. Voilà ce que nous étions devenus lui et moi, un mur. Dos à dos. Lui dans sa souffrance, moi dans la mienne. Incapables de la partager. Incapables de nous aider l'un l'autre. Des incapables. Andrew avait toujours été là pour moi, dans les moments difficiles. Et moi, je l'avais toujours écouté, conseillé. Nous étions une équipe. On disait de nous, Justine la bavarde, l'espiègle, la rigolote, Andrew le roc, Andrew le silencieux. Une fine équipe. Une équipe qui allait durer. Alors que tous nos amis divorçaient autour de nous à tour de rôle, se disputaient la garde des enfants, se battaient à coups de pensions alimentaires, nous on tenait. Le roc et le rire. La force et la joie de vivre. Les Wright. Justine et Andrew, c'était du costaud. Justine et Andrew, c'était pour la vie. Oui, il y avait eu cette petite rouquine, oui, une histoire de fesses, sans importance, ils avaient su tourner la page, Justine merveilleuse de dignité, Andrew de franchise, et l'orage était passé. Justine et Andrew, le couple admirable. Dos à dos. Le mur. Moi dans le salon. Lui dans notre lit. Notre couple admirable.

Dans la pénombre du salon, je regardais le plafond. Demain, il fallait parler à Arabella. Comment lui dire ? Comment lui expliquer ? Je vous emmène à Biarritz pour voir la femme qui a renversé Malcolm. Pour la voir avant la police. Pour comprendre. Georgia vient avec nous. Absurde ? Fou ? Non, elle viendrait. Arabella viendrait. Je le savais. Demain.

Demain. « Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, je partirai. » Un poème appris par Malcolm, l'année dernière. Victor Hugo. La mort de sa fille Léopoldine, noyée avec son fiancé. Malcolm en train de me réciter le poème dans la cuisine, son cochon dinde sur les genoux. « J'irai par la forêt, j'irai par la montagne. » La voix de Malcolm, encore si présente. Le ronronnement du cobaye. Moi debout, le cahier de poésies à la main, une cuillère en bois dans l'autre pour touiller les pâtes. « Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. »

Demain, dès l'aube. Le début du voyage. Eva Marville qui ne se doutait de rien. Elle devait dormir à cette heure-ci. Elle ne savait pas que demain, je serai dans un train, que chaque kilomètre avalé me rapprocherait d'elle. Elle dormait, tranquille. Dormez, madame. Dormez sur vos deux oreilles.

Arabella a juste dit :

— Voulez-vous que je prépare the picnic, Djoustine ? Quelque chose pour le petite ?

Je venais de lui annoncer notre départ pour Biarritz. Pendant quelques jours. Pour changer d'air. Elle n'a rien demandé de plus. N'a pas cillé. Elle m'a souri. C'est très bien. Puis : Andrew le sait ? J'ai bredouillé que non, je n'avais pas encore prévenu Andrew. Silence prégnant.

J'aurais tant voulu lui dire, lui dire comme c'était devenu difficile, compliqué avec son fils, lui dire que nous étions lui et moi sur deux planètes différentes, qu'on se parlait à peine, ou alors pour se lancer des choses blessantes, qu'on ne s'embrassait plus, qu'on n'avait plus fait l'amour depuis le fameux jour où je n'avais pas pu, où j'avais pleuré. Oui, lui avouer tout cela, m'ouvrir à elle, tout dire. Lui parler de mon travail qui foutait le camp, des clients que je perdais, des problèmes d'argent qui s'annonçaient. De l'éditrice qui essayait de comprendre, gentiment, poliment (mais pour combien de temps resterait-elle gentille, polie ?), pourquoi j'avais arrêté de lui rendre les textes traduits. Lui raconter mes amies à qui je ne voulais plus adresser la parole, à qui j'avais claqué la porte au nez parce que leur bonheur tranquille (qui ressemblait tant à celui que j'avais connu) me donnait envie de mourir. Lui parler de ma sœur, pourtant si proche, mais qui ne savait pas, pauvre Emma, elle non plus, pour Eva Marville, et pour ce que j'allais faire. Lui dire ma tristesse, mon écœurement, mon dégoût subit de la vie.

Je n'en ai pas eu besoin. Arabella a mis sa main sur mon épaule, l'a serrée. Elle savait. Elle comprenait. Elle ne me jugeait pas. Je l'ai regardée préparer nos sandwichs au concombre avec sa dextérité et son calme habituels. J'ai pris dans un grand sac quelques affaires pour Georgia et moi, assez pour deux ou trois jours. Et j'ai laissé un mot pour Andrew sur notre lit. « Nous partons juste quelques jours, au bord de la mer, avec ta mère et la petite. Joignable portable. Ne t'en fais pas. J. » Incapable de rajouter : « Je t'aime, darling. » Même pas capable de griffonner en bas de la feuille : « Veille sur notre Malcolm pour moi. » Vite la porte qui claque, vite la courte marche de la rue D. à la gare. Composter les billets. Coup de sifflet, départ. La petite, tout sourires. Un voyage surprise avec maman et Granbella. La plage, la mer. Cela faisait longtemps que je n'avais pas vu ce sourire-là sur le visage de ma fille. Cela faisait du bien.

Le train était bondé. Où allaient tous ces gens ? En vacances ? Retrouver leur famille, leurs enfants ? Sans doute. Air béat des grands départs. Je les regardais d'un œil morne. Se doutaient-ils de ce que j'allais faire ? Certainement pas. Pour eux, j'étais une banale mère de famille comme une autre. Ils ne savaient pas que j'avais un fils dans le coma et que j'allais me confronter à celle qui l'y avait précipité. Ce n'était pas écrit sur mon front. Cela ne se voyait pas à mon expression. Une quadragénaire comme une autre, accompagnée de sa fille et de la grand-mère, en route pour Biarritz. Personne ne savait. Personne ne se doutait.