Je n'avais pas pris le train depuis longtemps. Cela me rappelait les vacances d'été quand, adolescente, je partais avec maman, Olivier et Emma chez notre grand-mère, près d'Angers. Il n'y avait pas de TGV, à l'époque. On mettait l'après-midi. Maman lisait Modiano dans son coin du compartiment. Moi, Daphné Du Maurier. Papa nous retrouvait les weekends. Olivier et Emma chahutaient, et je me faisais gronder, parce que l'aînée, c'était moi. Même si je n'avais rien fait. Il fallait que je montre l'exemple. Cela m'exaspérait. À Beaufort, chez Titine, maman se soumettait.
Ma grand-mère était si autoritaire, qu'elle n'aurait pas pu faire autrement. Autoritaire, mais merveilleuse. Originale. Têtue. Un peu folle. Elle me manquait. J'aurais voulu qu'elle soit là, maintenant, à côté d'Arabella, assise juste là, en face de moi. Lors de mes fiançailles avec Andrew, elle m'avait dit ce que ma mère et mon père n'avaient pas osé me dire : « Tiens, tu épouses un Anglais ! Quelle idée. Les Français ne sont donc pas assez bien pour toi ? » Mais j'avais bien vu que son œil pétillait. Plus tard, elle m'avait glissé à l'oreille : « Il est pas mal, ton Prince Charming. Un peu anglais, certes, mais pas mal du tout. » Elle s'était prise de passion pour Malcolm, son premier arrière-petit-enfant. Oui, elle me manquait. Elle n'aurait pas supporté le coma de Malcolm. Elle n'aurait pas supporté cette attente, cette incertitude. C'était mieux, qu'elle ne soit pas là.
Une fois arrivée, qu'allais-je faire ? J'avais déjà repéré sur un plan la Promenade des Basques. J'allais me rendre devant la maison d'Eva Marville. J'allais sonner ? Peut-être. Cela me paraissait fou, inconcevable. Et lui dire quoi ? Je ne le savais pas encore. C'était nébuleux. Pas clair. L'important, c'était d'être dans ce train, d'y aller. L'important, c'était d'avoir fait ce pas. À plusieurs reprises, j'ai surpris le regard d'Arabella sur moi. Attentif, curieux. Comme si elle savait. Comme si elle savait tout.
Nous avons joué à Old Maid, le Pouilleux anglais.
Georgia avait appris à garder un visage de marbre tandis qu'elle tentait désespérément de nous refourguer la dame de pique. Malcolm, lui, ne parvenait jamais à maîtriser sa bouche, ni ses narines qui frémissaient comme celles d'un poulain nerveux. On devinait tout de suite qu'il avait la fameuse carte dans son jeu. Au Mah-Jong, en revanche, il était plus sobre, prenant exemple sur son père, capable d'abattre les petites briquettes de bois d'un coup de phalange blasé, avec une voix neutre mais souveraine : « Pong mah-jong. »
Rien à faire. Tout me ramenait sans cesse à Malcolm. Il était là. En permanence. Il n'avait rien à voir avec l'adolescent au visage cireux, là-bas, dans la chambre d'hôpital. Il était là comme tous les jours, il prenait sa place, il s'étirait, il m'occupait. Il prenait ses aises. Il m'habitait, comme lorsqu'il grandissait dans mon ventre.
Andrew a appelé quand nous étions en gare de Dax.
— What the hell are you doing, Justine ?
J'aurais pu le prévenir, non ? J'étais folle, ou quoi ?
Depuis quand je faisais des trucs comme ça derrière son dos ? Pourquoi j'abandonnais Malcolm ? Comment osais-je faire une chose pareille ? Sa voix grésillait, furieuse. Arabella et Georgia me regardaient, inquiètes.
— Papa est fâché parce qu'il voulait venir, c'est ça ? chuchota la petite.
Arabella a pris le téléphone. Elle s'est levée, elle est passée dans le couloir, et elle a parlé à son fils. Je n'ai jamais su ce qu'elle lui a dit. Quand elle est revenue, ses joues étaient rosies, elle mordillait sa lèvre supérieure, un tic qu'elle avait lorsqu'elle était contrariée. Elle m'a souri, m'a rendu mon téléphone.
— Andrew ressemble beaucoup à son père, vous savez. Parfois… (Elle semblait chercher ses mots, esquissa quelques gestes avec ses grandes mains, puis elle a haussé les épaules :) Ils comprennent pas toujours nous les mères. Être mère, ils peuvent pas comprendre ça, les hommes, impossible, voilà.
J'ai eu l'impression qu'elle voulait m'en dire beaucoup plus, qu'une souffrance secrète se dessinait sur son long visage, prenait forme dans ses yeux, mais elle s'est tue. Le train s'est remis en route. Georgia s'était assoupie contre sa grand-mère. Nous étions presque arrivées.
À Bayonne, Arabella m'a demandé, à voix basse pour ne pas réveiller la petite, si j'avais organisé un hôtel. Je me suis troublée. Je n'avais rien organisé du tout. Je pensais que cela se ferait dans la foulée, de façon fluide, avec une sorte de facilité magique. J'ai eu honte de lui dire ça. Elle a souri, son drôle de sourire si anglais, un peu dentu, teinté d'ironie taquine.
— Vous savez, Djoustine, j'ai un très grande amie qui vit à Biarritz, Candida Saxton. Nous étions à Londres, sous le blitz. Si vous me donnez votre phone, je peux lui passer une ring ?
Candida Saxton était thrilled, over the moon, d'entendre sa vieille copine. Il était hors de question d'aller à l'hôtel. Elle nous attendait, toutes les trois, chez elle, dans son appartement en ville. How absolutely marvellous !
Dans le taxi, mon portable a encore sonné. Numéro masqué. C'était Laurent, le flic. Celui qui devait être à « Hossegor, avec Sophie ». Sa voix était gênée. Il m'a dit qu'il venait de recevoir un coup de fil de mon mari. Andrew lui a posé toutes sortes de questions. Laurent avait été obligé de lui avouer qu'il avait trouvé un nom qui correspondait à la plaque. Eva Marville, à Biarritz. Laurent a poursuivi : « C'est vrai que vous êtes à Biarritz ? Votre mari m'a appris ça. Qu'est-ce que vous êtes allée faire à Biarritz, Justine ? » C'était la première fois qu'il m'appelait Justine. Pas madame, ou Mme Wright. « Justine. »
J'ai hésité. Puis j'ai murmuré :
— Je suis avec ma fille et ma belle-mère. On va chez une amie de ma belle-mère, pour quelques jours, histoire de prendre l'air, de respirer un peu.
Silence à l'autre bout du fil. Il n'était pas dupe.
— Pas de conneries, Justine. Laissez-nous faire notre boulot. Faites pas n'importe quoi.
Je n'ai rien dit. Mais j'avais envie de lui rire au nez : Vous croyez que je vais me pointer devant chez elle avec un fusil, que je vais la menacer ? Vous me prenez pour qui ? J'ai marmonné au revoir et j'ai raccroché.
Sonnerie à nouveau. Andrew. Il était calmé, presque froid. Il m'a parlé en français, d'une voix maîtrisée, comme celle d'un professeur.
— Pourquoi Biarritz, Justine ? Parce que la fameuse dame habite là-bas ? Tu as obtenu son nom, et tu vas la voir. C'est ça ? Pourquoi fais-tu cela ? Sans rien me dire, partir, sans rien me dire, sans m'expliquer ? Pourquoi ? Parce que tu penses que je ne peux pas comprendre ? Parce que tu penses que moi, je ne souffre pas ? Je ne souffre pas comme toi, pas autant que toi ?
Sa voix s'est brisée. Je m'attendais à tout, sauf à la douleur d'Andrew. Elle venait à point nommé, mais elle m'enfonçait, elle me pesait. Que lui dire ? Comment lui expliquer ?
Il s'est repris :
— Je veux que tu reviennes, Justine, le plus vite possible. J'ai besoin de toi. I need you. Malcolm aussi, on a besoin de toi tous les deux. Reviens vite, s'il te plaît. Ramène Georgia, j'ai besoin d'elle aussi, de vous deux.
Je me suis retournée vers la portière, tandis qu'Arabella montrait la mer à la petite. Mon mari ne parlait plus. Il s'était muré dans sa tristesse, son incompréhension. Je lui ai chuchoté : « I love you », mais je n'étais pas certaine qu'il m'ait entendue. La ligne a coupé. Le taxi s'est arrêté devant un immeuble moderne au bord de la mer.