En sortant de la voiture, je me suis demandé pour la première fois si j'avais eu raison de venir. Si je n'allais pas précipiter les événements. Si je n'allais pas tout regretter.
La nuit était tombée sur Biarritz. Debout, sur le balcon qui surplombait la plage du Miramar, je regardais la mer. Vagues puissantes, moutons crémeux qui frisaient à la surface. Vent salé. Le phare blanc balayait de son œil lumineux la ville aux immeubles disparates, carrés modernes sans grâce qui côtoyaient des villas anciennes et fantasques. Derrière moi, dans le salon aux lumières tamisées, les voix enjouées d'Arabella et Candida.
Candida nous avait préparé un dîner délicieux, une salade de poulet, du riz au chutney de tomates et un crumble qui rivalisait avec celui d'Arabella. Encore une Anglaise qui savait divinement faire la cuisine. Je me demandais souvent d'où venait ce mépris français envers la cuisine anglaise. Pourtant, j'avais assez vécu à Londres, voyagé à travers l'Angleterre avec Andrew pour devoir faire ce constat : la gastronomie anglaise n'avait rien à envier à celle de son ennemie héréditaire. C'était différent, certes, mais c'était aussi bon. « You know how the French are, disait Andrew en soupirant, les Français pensent avoir une suprématie sur tout ce qui concerne la bouffe, le vin. Ça leur fait tellement plaisir de clamer haut et fort que les Brits mangent de la merde…» Sourire pince-sans-rire.
Candida était une petite blonde aux yeux bleus, aux faux airs de Camilla Parker-Bowles. Elle connaissait Arabella depuis qu'elles avaient dix ans, elles s'étaient liées d'amitié au pensionnat pour young girls de East Haddon Hall, dans le Northamptonshire. Puis elles avaient connu Londres à feu et à sang pendant le blitz, en 1941. Candida était la veuve d'un Biarrot rondouillard et jovial dont la photographie trônait dans presque toutes les pièces de l'appartement.
Je respirais le même oxygène qu'« elle ». Eva Marville. Elle n'était pas loin, je pouvais deviner le début de la Côte des Basques. Candida m'avait répondu que c'était par là, un quart d'heure à pied, pas plus, au-delà du toit pointu d'une étrange villa aux allures gothiques qui s'appelait la Villa Belza, juste là, derrière le Rocher de la Vierge.
Neuf heures. Que faisait-elle » ? Avait-elle un mari, des enfants ? Je me suis souvenue des paroles du conducteur de bus. Je suis certain d'avoir vu des cheveux blonds, bouclés, assez longs, derrière le volant. Et un homme à la place du passager avant. Un homme. Un mari ? Un ami ? Un amant ?
« Elle » regardait peut-être la télévision, seule ou en famille. Elle ne savait pas que j'étais là, en ville, à quelques rues d'elle. Elle avait dû effacer ce mercredi-là de sa mémoire, ce jeune garçon renversé, la Mercedes qui remet les gaz, qui repart dans un nuage de fumée, la fuite à travers Paris. Avait-elle les mains qui tremblaient sur le volant ? Y pensait-elle encore, lorsqu'elle montait dans sa voiture ?
Attendre demain. Vendredi. Je n'avais qu'une envie, y aller maintenant, rôder autour de chez elle, repérer, constater. Mais il était tard. Il faisait sombre, un peu frais. J'étais fatiguée. Il fallait attendre demain. De temps en temps, Arabella jetait un regard vers moi, je le sentais dans mon dos. Elle veillait sur moi, mais elle se posait des questions. Elle aussi, elle se demandait ce que j'étais venue faire ici. Andrew avait dû lui dire. Qu'en pensait-elle ? Elle ne tarderait pas à me le faire savoir.
Mes parents, prévenus par Andrew, avaient laissé des messages de remontrances sur mon répondeur. Quelle mouche m'avait piquée ? Abandonner mon fils dans le coma et mon mari pour aller à Biarritz avec ma belle-mère ? Visiblement, ils n'étaient pas au courant pour Eva Marville. Andrew ne leur avait pas dit. Tant mieux. Mais Emma, elle, s'était doutée de quelque chose. Elle aussi avait téléphoné.
— Dis donc, Juju, te ne serais pas en train de me cacher un truc ? Biarritz, c'est Pyrénées-Atlantiques, 64, non ? Tu n'es pas sur une piste ?
J'ai dit oui, une vraie piste, cette fois, j'étais sûre que c'était elle, la blonde au volant, les flics allaient la contacter, mais ça mettait du temps, entre Paris et Biarritz, et tout le monde était en vacances. Alors j'étais venue. Emma a soupiré. J'entendais son petit dernier, toujours pas couché, brailler en fond sonore.
— Tu sais, Juju, je ne sais pas si c'est une bonne idée, d'être partie à Biarritz. La police sait ce qu'elle doit faire. Je commence à me dire que tu fais une connerie, finalement.
Le même mot que Laurent, tout à l'heure. Une connerie, pas de conneries, hein ? J'ai dit à ma sœur qu'il ne fallait pas qu'elle s'en fasse. Je me débrouillerais. Je verrais demain ce que j'allais faire. Ou pas. Je verrais tout cela demain.
J'avais mal dormi. La sonorité de la mer, étrange grondement sourd, avait investi mes tympans la nuit entière. Je me suis levée tôt, habillée sans bruit. Tout le monde sommeillait encore. J'ai laissé un petit mot sur la table : « Gone for a promenade, back later. » Il faisait beau, frais. Pas beaucoup de monde encore dans les rues. Je marchais vite, de grandes enjambées. Je me sentais nerveuse, agitée.
Marcher m'aidait, m'emportait dans un mouvement, m'empêchait de penser à ce que j'étais en train de faire. Je regardais autour de moi cette ville que je ne connaissais pas. Les couleurs, rose et blanc, vert, rouge. Le Palais, dans sa splendeur surannée. Platanes. Pins parasols. Tamaris. Relents salés de la mer qui s'insinuaient le long des trottoirs damés de petits carreaux beiges. Une longue place rectangulaire gansée de drapeaux qui flottaient dans la brise. Un grand magasin, le Biarritz Bonheur, encore fermé. Son nom m'a fait sourire.
Une petite rue qui montait, bordée de pâtisseries, boutiques, restaurants, commerces en tous genres. Je me suis arrêtée pour acheter un croissant. Il était encore chaud. En le mangeant, je pensais à mon fils, à mon mari. À Eva Marville, dont je me rapprochais inexorablement. En haut de cette rue, c'était la sienne, déjà, la Promenade des Basques. En haut de la rue, c'était chez elle. J'ai eu envie de faire demi-tour, de détaler. Je me suis arrêtée brutalement, le souffle court. Un homme m'a dépassée, et s'est retourné pour me dévisager. Je me suis sentie rougir. Pour me donner une contenance, je me suis avancée pour admirer la vue.
La mer s'étalait, immense. Au loin, vers le sud, on devinait un long bras sombre, le début de ce que j'imaginais être l'Espagne. À gauche, les Pyrénées, auréolées d'une épaisse brume grise. Tout en bas, la plage grignotée par la marée haute. Des petits points noirs s'éparpillaient sur la surface bleue. Des bateaux ? Non, trop petits. Puis j'ai compris en voyant un point suivre une vague. Des surfeurs. Je les ai admirés quelques instants. Derrière moi, un gros bunker tagué, vestige de la guerre, sans doute, enfoncé dans la falaise. Juste au-dessus, une rangée d'immeubles et de villas. La sienne devait être par là. C'était une de ces maisons. Laquelle ? Je me suis souvenue que je n'avais pas le numéro. Juste le nom. Etche Tikki. Je me suis mise à longer les villas et les immeubles, d'un air que j'espérais naturel, mais qui ne l'était certainement pas tant mon cœur battait fort.
Chaque fois que je tournais la tête vers les façades, j'imaginais qu'elle serait à son balcon et qu'elle me verrait. Qu'elle me trouverait louche. Bizarre. Qu'elle se douterait instantanément de qui j'étais. Mais je n'ai vu personne. Quelques volets étaient ouverts, j'apercevais l'intérieur. Chambres calmes, lits défaits, soleil du matin sur une serviette de bain, un pantalon. Juxtaposition étrange de villas désuètes et d'immeubles laids, carrés, hauts d'une dizaine d'étages. « Mar y Luz ». « Résidence Avelino ». « Irrinzenia ». Je continuais le long de la falaise, comme si de rien n'était, comme si je faisais ma petite promenade matinale, insouciante, indifférente. Où était sa maison ? Pourquoi ne la voyais-je pas ? Laurent s'était-il trompé ?