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Je sentais la fébrilité me gagner. Mon ongle déjà rongé reprenait le chemin de mes incisives. Qu'allais-je faire si je ne trouvais pas la maison ? Repartir ? Rentrer ? Non, je n'étais pas venue jusqu'ici pour rien. Je n'avais pas fait tout ce chemin pour faire demi-tour. Même si j'en rêvais. Même si secrètement, j'aurais voulu prendre mes jambes à mon cou, fuir, redevenir la petite trouillarde en chasse-neige qui suivait sa sœur. Deux fois que je longeais la falaise, deux allers-retours, et toujours pas d'Etche Tikki.

Puis j'ai eu une idée. Regarder les voitures. Voir si on y débusquait une Mercedes couleur « moka ». Ancien modèle. Je n'ai pas mis longtemps à la trouver. Elle était dans un petit parking, cachée derrière un gros buisson d'hortensias. Mon cœur s'est arrêté.

La Mercedes marron. Celle qui avait failli tuer Malcolm. Je me suis approchée d'elle, un mélange de terreur et de fascination au creux du ventre. Elle était propre, rutilante même. J'ai vérifié la plaque. C'était bien elle. 66 LYR 64. Sur l'aile avant droite, un point d'impact. Petit, mais visible. C'était là qu'elle avait heurté mon fils. Je me suis mise à frissonner.

C'était là, à cet endroit précis, qu'elle avait frappé de plein fouet le corps de Malcolm. 66 LYR 64. J'ai regardé à l'intérieur. Psychologies Magazine, ELLE, Paris Match, sur la banquette arrière. Un sac de sport. Un stylo plume. Plusieurs boîtes en carton blanc, estampillées de codes-barres et de descriptifs. Mascara Haute Définition Volume Plus Châtain Mordoré. Brillant à Lèvres Pulpissimo Framboise Écrasée. Je me suis demandé ce qu'Eva Marville faisait dans la vie pour trimbaler ce genre de marchandises. Esthéticienne ? Maquilleuse ?

Je me suis détournée de la voiture pour tomber nez à nez avec un garçon. J'ai sursauté. Il devait avoir huit ou neuf ans. Blond. Frisé comme un mouton. Le nez couvert de taches de rousseur. Depuis quand était-il là à me surveiller en silence ? Il avait les bras croisés, le menton fier. Il portait un short beige et un T-shirt siglé. Il me regardait sans un mot, l'œil noir.

J'ai souri, marmonné : « Bonjour ! »

Il a ouvert la bouche.

— Pourquoi vous regardez dans la voiture de ma mère ? C'est la voiture de ma mère.

Sa voix était très forte, monotone, lente, sans inflexion. Je n'ai pas su quoi lui répondre. Il s'est avancé, l'œil toujours aussi soupçonneux.

— Mais vous n'avez pas l'air d'une voleuse, les voleurs ils ont du matériel pour fracasser les vitres, vous n'avez pas de matériel pour fracasser les vitres, vous.

Sa voix était étrange, pédante, comme celle d'un petit robot poussé au volume sonore maximum. Le fils d'Eva Marville. Elle avait donc des enfants. Elle avait renversé Malcolm, et elle ne s'était pas arrêtée. Elle, une mère de famille.

— Tu habites par ici ? j'ai demandé.

Il ne me regardait pas dans les yeux. Simplement dans ma direction.

— Les voleurs ils ont un matériel spécial pour rentrer dans les voitures et faire démarrer la voiture, ils ont des codes secrets et ils ont des ordinateurs pour cambrioler les banques et même parfois ils peuvent cambrioler le cyberespace.

Je lui ai reposé ma question, doucement. Mais il a fait volte-face, comme si je ne l'intéressais plus, pour se faufiler vers une villa qui ne donnait pas directement sur la mer, dissimulée derrière un immeuble moderne. J'ai pu déchiffrer le nom sur la façade.

Etche Tikki.

J'ai suivi l'enfant des yeux. Je redoutais qu'il aille chercher sa mère, qu'il lui apprenne qu'une étrangère était en train de regarder à l'intérieur de la Mercedes, mais il n'est pas rentré dans la villa, il est resté devant le porche à jouer avec une balle. Il parlait tout seul, en éclatant de rire de temps en temps.

La villa était vaste, délabrée mais toujours belle, vert et blanc, dans un style basque, avec des géraniums rouges aux fenêtres. Eva Marville devait avoir une famille nombreuse pour vivre là-dedans. En m'approchant discrètement, j'ai pu découvrir une plaque d'interphones devant l'entrée. La villa avait été divisée en appartements et était occupée par plusieurs locataires. Elle devait faire partie des rares maisons qui avaient échappé aux promoteurs immobiliers, ceux qui rasaient tout pour reconstruire des horreurs. Comme elle ne donnait pas sur la mer, elle n'avait pas dû attiser de grandes convoitises. Je me suis demandé à quel étage vivait la famille d'Eva Marville. Il était encore tôt, à peine huit heures. Peut-être prenait-elle son petit déjeuner ? Le garçon frisé jouait avec sa balle, fluette figure solitaire.

La villa semblait silencieuse, vide. Combien de temps allais-je rester là à attendre ? Attendre pour faire quoi ? Pour dire quoi ? Aucune idée. Je suis allée m'asseoir sur un banc, derrière le parking. Il fallait réfléchir, échafauder un plan. Mais plus j'y pensais, plus ma tête se vidait. Le temps passait. Je me sentais impuissante, inutile. Un homme est enfin sorti de la maison. Il était grand, costaud, les cheveux courts. Une trentaine d'années. Un costume d'été bariolé. Une boucle d'oreille, ce que j'avais toujours trouvé très laid, chez un homme. Le vent m'apporta son after-shave, effluve viril, écœurant. Il a crié quelque chose au petit garçon qu'il semblait gronder. Le gamin est rentré dans la villa en tramant les pieds. L'homme est parti vers la falaise, son téléphone portable rivé à la tempe. Qui était-ce ? Le mari d'Eva Marville ? L'homme qui était avec elle le jour de l'accident ?

Je suis restée assise sur le banc encore quelque temps. Un couple âgé est sorti de la maison, muni d'un panier à provisions. Une femme brune d'une cinquantaine d'années s'est installée sur le balcon du deuxième étage et a allumé une cigarette. Était-ce elle ? Non, Eva Marville était blonde et bouclée, d'après la déposition du chauffeur de bus belge. Ce n'était pas cette femme-là. J'étais à la fois déçue et rassurée.

Une heure que j'étais là. Une heure perdue. Sans avancer. Sans Malcolm. Le manque de mon fils a foré un nouveau trou en moi. J'ai posé mes mains sur mon ventre, là où je l'avais porté. Puis je suis partie, j'ai emprunté le chemin de la falaise vers le Rocher de la Vierge. Je marchais mollement, sans savoir où j'allais, le cœur lourd. Fallait-il revenir à la villa ? L'affronter ? La police débarquerait chez elle dans quelques jours, quelques semaines. Mais j'aurais voulu être là avant eux. J'aurais voulu comprendre, avant eux. J'aurais voulu tout savoir de ce mercredi-là. L'entendre de sa bouche, à elle. C'était mon privilège, mais ma croix à porter, aussi.

J'ai marché le long de la Grande Plage. Le sable se peuplait petit à petit en ce début de saison estivale.

Touristes, autochtones, colonies de vacances. Brouhaha de musique, rires, pleurs d'enfant. Fracas des vagues. Odeurs de crêpes, de sucre. J'ai ôté mes sandales pour sentir la mer sur mes pieds, mes chevilles. Froid, mais bon. En continuant mon chemin de bord de mer, je suis passée devant le Palais, où quelques happy few se prélassaient au bord de la piscine, puis j'ai abouti devant l'hôtel Miramar, monstrueuse construction des années 70, sorte de pyramide blanche qui s'avançait vers la mer tel un ponton. Candida, qui vivait à Biarritz depuis quarante ans, nous avait raconté comment l'ancien hôtel Miramar avait été détruit sous ses yeux, comment elle en avait été bouleversée. Coups de massue sur une belle bâtisse dorée, une des nombreuses gloires disparues de Biarritz. Hier soir, Candida nous avait montré un album de photographies jaunies par le passage du temps de ces anciennes villas aux noms évocateurs, détruites dans les années 60 et 70. Les villas Marbella, Pélican, la tour Genin, le Chalet Nadaillac, les hôtels Carlton, d'Angleterre. Tous rasés pour laisser la place à des blocs gris sans grâce.