J'ai levé les yeux vers l'immeuble de Candida, qui jouxtait l'hôtel, et j'ai vu Georgia et sa grand-mère côte à côte, accoudées à la rambarde, qui semblaient m'attendre. Je leur ai fait signe de venir me rejoindre. Nous avons rebroussé chemin vers le Rocher de la Vierge. Georgia dégustait un « beignet abricot ». Une fine couche de sucre s'étalait autour de sa lèvre supérieure.
Arabella était silencieuse, pensive. Elle déambulait près de moi, de son étrange pas dansant. Je sentais qu'elle avait besoin de parler, mais qu'elle attendait le moment. Au bout de la passerelle, les vagues se fracassaient avec un bruit menaçant contre la digue. J'ai montré à Georgia les croix érigées sur les rochers çà et là, devant l'entrée du port. J'imaginais que de nombreux bateaux avaient fait naufrage ici, qu'il y avait eu des noyés, des disparus.
La mer était mauvaise, sifflante, tourbillonnante. Je tenais la petite contre moi. J'avais peur qu'elle m'échappe et qu'elle glisse à travers les interstices de la balustrade. C'est à ce moment-là qu'Arabella a dit, en anglais (ce qui était inhabituel chez elle) : « Quand Mark est mort, j'ai voulu comprendre. Alors que Harry s'enfermait dans le silence, un peu comme Andrew maintenant, moi, j'ai voulu comprendre. »
Georgia a demandé, en anglais également, d'une petite voix : « Qui est Mark, Granbella ? »
Sourire doux : « C'était mon fils, mon petit dernier. Le petit frère de ton papa. Il est mort à l'âge de un an. »
Silence. Toutes les trois, nous étions tournées vers la mer, vers les vagues qui arrivaient, gros rouleaux compacts bordés d'écume blanche et mousseuse. Georgia me regardait, interdite. Elle n'avait jamais entendu parler de Mark. Arabella a poursuivi, d'une voix neutre, mais assurée.
— Il est mort pendant son sommeil, une nuit. Nous nous sommes réveillés, Harry et moi, et nous l'avons trouvé sans vie dans son berceau. Nous n'avons jamais su pourquoi il est décédé. Il était en pleine santé. Il venait juste d'apprendre à marcher, il avait une énergie extraordinaire.
Arabella regardait devant elle, les mains sur les épaules de ma fille. Le vent avait dénoué son chignon et ses mèches argentées virevoltaient au-dessus de sa tête. Georgia et moi l'écoutions, saisies d'émotion. Elle a poursuivi.
— Mais il n'y avait rien à comprendre, hélas. Mark est mort naturellement. Ce sont des choses, terribles, qui arrivent. J'ai mis longtemps à tourner cette page, à aller de l'avant. J'ai mis longtemps à m'en remettre. Ce que j'essaie de vous dire, Justine, c'est que lors d'un drame, un couple ne réagit pas de la même façon. Harry et moi, cela a failli détruire notre mariage.
Elle me regarda enfin, et j'ai vu que ses yeux brillaient d'une lueur mouillée. Puis elle a dit à voix très basse, pour que la petite n'entende pas :
— Je sais pourquoi vous êtes ici. Je vous comprends. Je pense que j'aurais fait exactement la même chose, si j'étais à votre place. Mais Andrew, lui, il ne comprend pas. Il ne comprend rien.
Vingt heures. De retour devant Etche Tikki. La villa bourdonnait de bruits, le générique du journal télévisé, une dispute d'enfants, le vrombissement d'un lave-linge. Je n'avais pas réfléchi à quelque chose de particulier. J'étais revenue, tout simplement. J'allais sonner, et lui parler. C'était simple. Les mots étaient prêts au bout de ma langue.
— Bonsoir, vous ne me connaissez pas, je m'appelle Justine Wright. Il a un mois, vous avez renversé mon fils sur un passage piétons, à Paris, avec votre Mercedes. Vous étiez avec un homme. Vous avez pris la fuite. Mon fils est dans le coma. La police vous a retrouvée. Elle se manifestera bientôt. Moi je ne suis pas là pour faire la police, madame. Je suis là pour essayer de comprendre comment vous, une mère de famille, car j'ai vu que vous étiez mère d'un petit garçon, vous avez pu renverser mon enfant, et partir. Je suis venue pour que vous m'expliquiez.
J'ai imaginé sa stupeur. Ils étaient en plein dîner. Exhalaisons de rôti, de pommes de terre sautées. L'homme à l'after-shave écœurant, la fourchette figée à mi-parcours entre son assiette et sa bouche. Le gamin, transi, me fixant de son regard particulier, à la fois fuyant et précis. Le repas, qui refroidissait. Eva Marville, un torchon à la main, statufiée sur le seuil de sa porte. Que pourrait-elle me dire ? « Entrez donc, madame. Vous prendrez bien un petit quelque chose ? » Ou alors, me claquerait-elle la porte au nez ? Qu'importe. J'étais là. J'étais venue. Que savait son mari ? Était-il avec elle le jour de l'accident ? Que faisaient-ils à Paris ce jour-là ? Et l'enfant, se trouvait-il sur la banquette arrière ? C'était peut-être le mari qui lui avait dit de ne pas s'arrêter. C'était peut-être lui qui avait eu peur. Et ils avaient poursuivi leur route, comme si de rien n'était. Ils n'en avaient jamais reparlé. Personne ne savait.
Plus pour longtemps. J'ai souri en moi-même. Non, plus pour longtemps.
Je me suis approchée de la maison, du panneau des interphones. Plusieurs noms. Puis, sur un carré de papier collé à un des boutons, une grosse écriture ronde « Marville-Bonnard ». Bonnard. Son nom de jeune fille ? Le nom du monsieur aux cheveux courts ? J'ai avancé l'index pour sonner. Puis j'ai remarqué que la porte vitrée de l'entrée était entrouverte. Je l'ai poussée et me suis glissée dans le vestibule. Je n'ai pas allumé la minuterie, je suis restée quelques instants dans la pénombre, à écouter les bruits de la maison, et à me demander à quel étage habitait Eva Marville. J'avais le ventre contracté, durci. Du mal à respirer. Mais je pensais à Malcolm sur son lit d'hôpital, à son visage livide, et la détermination m'enveloppait à nouveau.
J'avançais sans bruit, me baissant à chaque porte pour déchiffrer le nom près de la sonnette. Et si on me voyait ? Et si quelqu'un sortait d'un appartement ? J'avançais toujours, le cœur dans la gorge, les paumes moites. Premier étage. Moquette épaisse sur escalier d'origine. Elle avait dû être belle, cette villa, dans le temps. Avant qu'on lui bouche sa vue sur la mer d'un gros pâté gris et qu'on la divise comme une vulgaire galette des rois. L'escalier était en chêne sombre, avec une rambarde sculptée. Le premier étage semblait borgne, privé de fenêtres. Des murs s'avançaient de chaque côté. Les portes des appartements étaient petites et modernes, du contre-plaqué. Des faux plafonds, trop bas, achevaient de donner une ambiance préfabriquée, empruntée.
Pourtant, il y a trente ou quarante ans, la maîtresse de maison devait dormir à cet étage, dans une chambre spacieuse et claire qui donnait sur la mer, les hortensias, le jardin qui à présent n'existait plus. Les enfants avaient sûrement leurs quartiers au dernier étage, sous le toit de tuiles orange. Une grande maison de famille, des réceptions, des goûters d'anniversaire, des bals masqués. Tout un passé évanoui. Un faste oublié. Je me suis demandé si un membre de cette famille était retourné dans la villa depuis sa métamorphose. Qu'avait-il pensé des faux plafonds, de la moquette industrielle couleur rouille, du jardin transformé en parking ? Si j'avais été lui, ou elle, si j'avais grandi ici, j'en aurais pleuré.
Au bout du couloir, j'ai trouvé l'appartement d'Eva Marville. La même grosse écriture ronde sur la sonnette. J'ai allumé la minuterie. Je voulais qu'elle me voie, en pleine lumière. Qu'elle voie la mère de Malcolm. J'ai rajusté ma veste en jean, lissé mes cheveux. Je n'ai pas hésité, j'ai sonné. Un coup bref. J'ai attendu. Personne. J'ai sonné encore, plus longuement cette fois.
Silence. Elle n'était pas là. Comment était-ce possible ? J'étais venue, et elle n'était pas là. J'avais pensé à tout, sauf à ça. Mon courage, ma bravoure s'échappaient, sortaient de moi comme l'air d'un ballon percé. Je me suis laissée glisser le long du mur, et je suis restée accroupie, comme un animal blessé. Où était-elle allée ? Un dîner ? Au cinéma ? Avec son mari et son gamin ? Sa vie remplie d'insouciance, de légèreté. Sa vie facile. Sa vie loin de nous, de moi. Loin de mon fils, prisonnier d'une nuit sans fin, à cause d'elle.