Je pouvais l'attendre. Rester là, jusqu'à son retour.
Oui, je pouvais faire cela. Mais l'énergie me manquait. La minuterie s'est éteinte. Le noir me faisait du bien. Je me sentais invisible, protégée. De temps en temps, un éclat de rire, ou le claquement d'une porte parvenaient jusqu'à moi.
La nuit était tombée. La lumière du phare perçait l'obscurité avec ce rythme que je connaissais bien, maintenant. Un éclair long. Deux éclairs brefs. Je ne pouvais plus attendre ici. Des crampes dans mes cuisses, le bas de mon dos m'élançaient. L'idée de rentrer chez Candida était insupportable. Impression de tourner en rond, de perdre du temps.
Pourquoi ne pas aller me promener sur la Côte des Basques, et remonter d'ici une heure ou deux ? Elle serait rentrée. Le garçon était encore petit, il ne devait pas se coucher bien tard. Il fallait m'en aller, revenir à un autre moment. Je me suis levée d'un coup, la tête bourdonnante.
En partant, le corps déjà dirigé vers l'escalier, j'ai hésité. Je me suis retournée, je me suis baissée, j'ai machinalement tendu la main vers le paillasson. Je l'ai soulevé. Geste inexplicable.
La clef était là, petite, argentée et fine. J'ai saisi la clef et je l'ai introduite dans la serrure à toute vitesse.
Un grincement et un cliquetis. La porte d'Eva Marville s'est ouverte en grand sur une entrée exiguë tapissée de beige. Je suis restée sur le seuil, interdite. Y avait-il quelqu'un dans l'appartement ? Allais-je vraiment rentrer chez elle aussi facilement ? Ne devrais-je pas faire demi-tour et détaler ?
J'ai sonné à nouveau. J'ai dit : « Madame Marville ? », d'une drôle de voix chevrotante. Personne. Je suis entrée dans la pièce, doucement, comme une intruse, comme un voleur. Mon cœur battait très fort. J'ai remis la clef sous le paillasson et j'ai refermé la porte derrière moi, sans bruit.
J'étais chez elle.
Un parfum de femme, riche et fleuri, célèbre. Shalimar ou Chanel Numéro 5. À gauche de la porte d'entrée, un grand portemanteau couvert de parkas, vestes, chapeaux et écharpes. En face, une petite table haute en verre dépoli. Du courrier. Après un moment d'hésitation, j'ai pris les lettres d'une main mal assurée. Madame Eva Marville. Monsieur Daniel Bonnard. Des factures, des publicités. Une lampe à l'abat-jour conique. Des clefs dans un cendrier carré en porcelaine blanche. Une porte à gauche, une à droite. Tout était à ma disposition, tout était là, devant moi. Mais j'hésitais encore. Et si elle revenait ? Et si elle me trouvait chez elle ? C'était de la folie. Je devais faire demi-tour, partir. Tout de suite. Maintenant, avant que cela ne soit trop tard.
Impossible. J'étais rivée sur place. Comme un enfant qui fait une connerie, grisé par la peur, par l'angoisse. Porte de droite. Un salon. Je ne voyais rien. J'ai allumé. C'était assez joli, chargé, d'un style précieux. Un tapis aux motifs modernes. Des rideaux ivoire, des aquarelles aux murs. Une grande bibliothèque avec des livres. Que lisait Eva Marville ? Je me suis approchée. Des classiques, Zola, Maupassant, Victor Hugo. Puis des romans plus récents : Sagan, Chandernagor, Pancol. Rebecca, de Daphné Du Maurier. Stupeur. Mon roman préféré. Il était là, dans une ancienne édition de poche, celle de la mauvaise traduction. Il était là, chez cette femme qui avait renversé mon fils. J'ai saisi le livre, je l'ai feuilleté. Sur la page de garde, la grosse écriture ronde : « Eva Marville, été 78. » Elle l'avait lu en même temps que moi. Quelques passages avaient été soulignés. J'ai remis le livre, troublée.
Sur les étagères, plusieurs photographies du petit garçon blond aux yeux foncés. Mais aucune d'Eva Marville, ni de son mari. Sur la table basse, le programme de télévision, L'Équipe, un cendrier rempli de mégots. Une rangée de CD. Qu'écoutait Eva Marville ? Qu'écoutait cette inconnue que je haïssais ? Mozart. Chopin. Michel Sardou. Elvis Presley. Barbara. Il y avait aussi des groupes anglais des années 80 : Depeche Mode, The Cure, Tears For Fears. Les groupes favoris d'Andrew. Ce n'était pas possible qu'Eva Marville écoute cette musique-là. Ce devait être son mari.
À droite du salon, une cuisine moderne, impeccablement rangée. Une grande table octogonale. Des appareils ménagers. J'ai ouvert le frigo. Légumes, fruits, des petits suisses, un poulet. Du rosé. La sonnerie stridente du téléphone m'a fait sursauter. Un répondeur s'est mis en marche. Une voix de jeune femme a rempli la pièce.
— C'est moi, c'est Lisa, y a quelqu'un ? Allô ! Bon, personne. Vous êtes de sortie, visiblement, et vos portables sont fermés. Tant pis alors. Salut !
Elle a raccroché. J'ai essayé de reprendre ma respiration. Difficile. Souffle coupé, cœur fébrile. Je devais peut-être partir. Ce coup de fil, c'était un signe. C'était de la folie, de rester là. J'étais folle. Irresponsable. Et si elle revenait, elle me trouverait là, chez elle, elle appellerait la police, elle ou son mari, et que se passerait-il alors ? J'imaginais les questions de la police, la pauvreté de mes réponses. Obligée de dire la vérité. Pourquoi j'étais venue ici. La pitié dans les yeux des autres. Ma honte. Je me suis dirigée vers l'entrée, le pas rapide. Partir, avant qu'elle ne rentre, avant qu'il ne soit trop tard. Vite, partir. Mais la porte de gauche, celle que je n'avais pas ouverte, m'interpellait.
J'ai hésité. Ce serait vite fait. Juste cinq minutes de plus. Un couloir, et plusieurs portes encore. Les chambres. Celle du petit. Des jouets, des peluches, un lit défait. Le joyeux bazar d'un gamin de huit ans. Malcolm avait eu la même, à son âge. Eh oui, petit garçon dont je ne connais pas le nom, tu sais, toi, que ta maman a renversé un autre grand garçon, le mien ? Qu'elle a pris la fuite ? Et que mon fils est dans un profond sommeil dont il ne sortira peut-être jamais ? Tu le savais, dis ? Tu le savais, toi, que ta gentille maman, elle était capable de ça ?
J'ai senti ma haine pour cette femme me parcourir le corps comme un choc électrique. Une haine totale et féroce pour ce petit univers tranquille, délicat, féminin, cette existence calme et placide qu'elle menait, malgré tout, malgré l'horreur de son geste. Haine totale et démesurée envers son indifférence, cette lâcheté en elle qui l'avait empêchée de descendre de la voiture, de courir vers mon fils.
J'aurais voulu tout saccager ici, tout détruire de mes mains, lentement, méthodiquement, les coussins éventrés, les tableaux lacérés, la vaisselle brisée. Mais je n'ai rien fait de tout cela. J'ai serré les poings de toutes mes forces. Encore deux minutes, et je sortirais de là. Encore deux minutes, et ce serait fini. On verrait pour la suite. On verrait quand est-ce que je me sentirais capable de revenir. De l'affronter.
Leur chambre maintenant. Leur intimité. Voilà où elle dormait. Où elle faisait l'amour. Dans ce lit, la nuit, lui arrivait-il de penser à mon fils ? L'avait-elle fait, au moins une fois ? Pensait-elle à nous, les parents ? Elle était mère, elle avait dû y penser. À ce coup de fil de la police : « Allô, madame, vous êtes bien la mère de… ? » Bien sûr qu'elle y avait pensé. C'était pour ça que je la haïssais tant. Parce qu'elle était mère, et qu'elle y avait pensé. Et qu'en dépit de tout, elle avait pris la fuite.
L'after-shave régnait, tout-puissant. Shalimar capitulait. Un grand couvre-lit gris. Des tables de nuit en Plexiglas. J'y ai passé l'index. Pas de poussière. « Son » côté : le téléphone, un roman – Raphaëlle Billetdoux –, une crème de nuit antirides, une lotion pour les mains. Son côté à lui : un réveil, un cendrier vide, une montre de sport. J'ai regardé les vêtements dans la penderie. Des robes, des tailleurs. Des couleurs pastel, des coupes classiques. Taille 46. Eva Marville était une grosse. Quel âge avait-elle à présent ? Vu son style vestimentaire et ses chaussures : des escarpins, des sandales, démodés et alambiqués, je lui donnais quarante-cinq ou cinquante ans. Avec un mari plus jeune qu'elle. Pointure 36. Elle devait être toute petite. Petite et grosse. Une grosse petite dame. Je me suis demandé si les vêtements qu'elle portait le jour de l'accident étaient là. Sûrement. À moins qu'elle les ait sur elle, ce soir.