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Une commode. Toujours les photographies d'un petit garçon frisé. Son regard bizarre, sombre. Un sourire disproportionné. Puis une photographie jaunie d'une jeune femme blonde, replète, prise de profil, sur une plage. Elle devait avoir une vingtaine d'années. Eva Marville, jeune, certainement. Je l'ai étudiée pendant de longues minutes. On ne distinguait pas son visage. Juste la masse des cheveux dorés, bouclés, et des épaules rondes, bronzées. J'ai reposé le cadre, car mes doigts tremblaient. D'autres photographies récentes d'Eva Marville, épaisse, blonde, bouclée, cheveux longs, et de son mari. Leur mariage. Un voyage, une fête. Sur toutes les photos, elle le tenait très fort, très près, les yeux levés sur lui comme en adoration.

Sur la commode, à côté des photographies encadrées, des dossiers. Prêt immobilier, références bancaires, lettres de notaire. Un papier à en-tête « Biarritz Parfums », rue M., des listes de stocks, de commandes. Pas le temps de fouiner là-dedans, dommage. J'aurais aimé. Mais l'angoisse me reprenait, mes doigts nerveux ripaient. Une dernière chemise en plastique bleu. Je l'ai ouverte. Des articles découpés dans des journaux, des notes, des documents médicaux, des résultats sanguins, des bilans.

Un mot revenait plusieurs fois. « Syndrome d'Asperger. » Je me suis demandé ce que cela voulait dire. Pas le temps d'en savoir plus.

Un coup d'œil dans la salle de bains attenante. Une profusion de parfums, flacons, fioles, crèmes de beauté, maquillage, produits pour le bain. Voilà ce qu'elle faisait dans la vie. « Biarritz Parfums », rue M. Il suffisait que je demande à Candida où était la rue M. Eva Marville y avait un magasin. Je ne serais donc plus obligée de retourner ici. J'irais directement la voir à son lieu de travail. Là, au moins, je n'aurais pas besoin de l'attendre.

Un dernier regard circulaire, comme si je voulais m'imprégner des lieux. Ou comme si je voulais à ma manière laisser une trace. Une trace de mon dégoût, de ma haine.

Mais dans l'entrée, alors que je m'apprêtais à sortir, j'ai entendu des voix de l'autre côté de la porte.

Celle du petit garçon, immédiatement reconnaissable à sa puissance.

Et celle d'une femme.

J'ai eu à peine le temps de me cacher derrière le portemanteau, de m'abriter sous un grand imperméable aux relents de vieux Shalimar. Mon cœur battait horriblement fort, je n'entendais que lui.

Ils sont entrés, et la porte a claqué. J'étais certaine qu'ils allaient me voir. Je tremblais des pieds à la tête. La sueur perlait sous mes bras, sur ma lèvre supérieure. J'ai fermé les yeux. J'anticipais les cris, la scène qui allait suivre. La confusion, la panique. Mes joues brûlaient. Je haletais. Mais ils n'ont rien vu. Rien vu. Ils n'ont pas remarqué les baskets qui dépassaient du manteau de pluie.

Le garçon parlait comme à son habitude, à tue-tête, de sa voix plate. Il m'a semblé qu'ils sont allés directement dans la cuisine. J'ai entendu des bruits de vaisselle, d'eau qui coulait. Ma gorge était sèche. J'avais mal au ventre. Qu'allais-je faire ? Comment sortir d'ici ? J'imaginais la tête d'Andrew, s'il me voyait. Comment m'échapper ? Et où était le mari ? Était-il entré avec eux ? Je n'avais pas capté sa voix, ni perçu l'odeur de son parfum.

Ils étaient toujours dans la cuisine. J'entendais sa voix à elle, à présent. Une voix plutôt grave. Surprenante chez une petite grosse. Elle a dit : « Prends ton médicament et arrête de gigoter comme ça. » Elle a mis le répondeur en marche, a écouté le message de « Lisa ». Je l'ai ensuite entendue parler au téléphone. « Mais tu savais bien que je sortais, ce soir, ma Lisette ? Tu voulais quoi ? Non, Dan n'est pas là, il arrive, il doit se garer en bas. Tu voulais lui dire quoi ? Ah, pour votre tennis ? Tu passes demain à la boutique ? OK, ma puce. » Il fallait profiter du fait qu'ils étaient là-bas, dans la cuisine, qu'ils ne pouvaient pas regarder vers l'entrée, pas me voir.

C'était maintenant ou jamais. J'ai commencé à me glisser vers la porte, en rasant le mur. Une épaule après l'autre. Une hanche après l'autre. Une éternité. Pourtant il suffisait d'une poignée de secondes pour que j'atteigne la porte, que je l'ouvre et que je file. Et le mari ? Et s'il était en train de monter l'escalier ? Que dirait-il s'il me voyait sortir de chez lui ? Cette pensée m'a paralysée. Je suis restée immobile quelques secondes, et j'ai replongé sous le manteau, frissonnante d'effroi. À travers une large boutonnière de l'encolure, j'apercevais une partie du salon, la table basse, les CD.

Une silhouette vive a déboulé. Le garçon. Il portait un sweat-shirt rouge, un jean. Il se rendait vers sa chambre, sifflotant, trottinant. Il est passé tout près de moi. Mon portable s'est mis à vibrer dans ma poche arrière. Un vrombissement sonore, étrange.

Le gamin s'est figé sur place, dos à moi. Mon cœur s'est arrêté de battre. C'était fini. Il allait me voir. Il appellerait sa mère. Tout était fini. Le portable bourdonnait toujours contre ma fesse droite, comme un gros insecte. J'étais incapable de l'arrêter, d'esquisser un geste. Le garçon s'est retourné lentement, craintivement. Son petit visage était devenu blanc. Il regardait droit vers moi avec ses yeux noirs, terrorisés. J'ai vu son regard descendre, percevoir mes chaussures. Sa bouche s'est ouverte. Énorme, ronde.

J'ai cru qu'il allait hurler. Je me préparais intérieurement à entendre son cri. Un cri perçant, un cri dément, qui allait faire accourir sa mère, affolée.

Mais il n'a pas crié. Il a eu un spasme qui l'a secoué des pieds à la tête, et il s'est enfui à toutes jambes, il a couru le long du petit couloir et s'est précipité dans sa chambre. J'ai entendu sa porte claquer.

Je suis sortie de ma cachette comme un éclair. J'ai failli me prendre les pieds dans les vêtements, failli faire tomber le portemanteau. À la dernière minute, j'ai tout rattrapé. Vite, la poignée, vite ouvrir. Mains tremblantes, gestes maladroits. Enfin, j'étais sur le palier. J'ai fermé la porte doucement. Je me suis lancée vers l'escalier. Je l'ai dévalé, le plus silencieusement possible. J'avais mal au cœur, le souffle court.

En bas, devant la porte vitrée, l'homme aux cheveux courts fumait une cigarette, adossé contre le mur de la maison. Il parlait à voix basse dans son téléphone portable. J'ai ralenti ma cadence. Je suis passée tout près de lui, sans le regarder. J'ai entendu sa voix. Des mots chuchotés que je n'ai pas saisis. J'avais du mal à me reprendre, à respirer normalement. Il ne fallait pas me précipiter vers la sortie, marcher trop vite. Il le remarquerait. Je me suis forcée à marquer le pas. J'ai senti l'odeur de la cigarette mêlée à son parfum trop fort.

Arrivée en bas du jardin, devant le parking, j'ai encore ralenti ma cadence. Je me suis retournée. Il était toujours là, le dos appuyé contre le flanc de la maison. Je voyais le point rouge, incandescent, de sa cigarette briller dans la nuit.

Deux coups brefs du phare. Puis un coup long.

Il ne me voyait pas, j'étais protégée par l'ombre d'un hortensia touffu. Je suis restée là, assez longtemps, à le regarder, à observer la maison. C'était une belle nuit. Lune et étoiles. Les nuits d'amoureux, les nuits pour l'amour. L'amour me semblait si loin, si incompréhensible. L'amour et Andrew. L'amour avec Andrew. Inintelligible, comme une langue étrangère aux consonances inconnues. Jamais de ma vie je ne m'étais sentie aussi loin de mon mari. Ressentait-il la même chose ? Depuis combien de temps ? L'accident n'avait rien arrangé, au fond, le mal n'était-il pas déjà là, sournois, comme une tumeur dont on ne soupçonne pas l'existence ? Depuis le coma de Malcolm, la rancœur, l'incompréhension s'étaient creusées entre nous. Je n'arrivais même plus à me souvenir d'un bonheur. D'un bonheur simple. Stable. Je ne voyais que les soucis de travail, d'argent, les débuts laborieux de son cabinet d'architecture. Son aventure. L'amour qu'on faisait de moins en moins. Tout ce qui nous avait mis du plomb dans les ailes. Tout ce qui nous avait fait couler, petit à petit, sans que l'on s'en rende compte. Et moi, j'avais cru tout ça derrière nous. Je pensais qu'on était tirés d'affaire, hors de danger. Comme je m'étais trompée. L'accident de Malcolm n'avait fait qu'accentuer nos différences, nos silences.