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Je l'imaginais, rue D. Seul, devant la télévision. Un verre de sherry à la main, qu'il faisait tournoyer, l'air absent. Son visage fin, fermé. The silent giant. Il riait davantage, avant. L'âge le rendait sérieux. Pourquoi ? Où était passé son rire ? Celui de nos débuts. Son humour anglais, si sec, si dur, cette faculté qu'ont les Anglais de se moquer d'eux-mêmes, chose que ne font jamais les Français. Où s'était enfuie notre insouciance ? La simplicité de notre vie. Le temps qui passait, lent, sans heurts, sans obstacles. Je me suis souvenue de notre premier appartement, un deux pièces sombre, qui donnait sur une rue bruyante du Quartier latin. On était souvent réveillés au petit matin par les éboueurs. Les canalisations étaient défaillantes. Quand l'eau coulait dans les tuyaux, on entendait des grincements, des coups. Ou parfois, une sorte de musique étrange que j'avais l'impression d'être la seule à décrypter. Le dimanche, on restait au lit. C'était avant les enfants. Souvenirs de draps froissés, de grasses matinées. Andrew, nu, qui récitait Shakespeare. « Shall I compare thee to a summer's day ? » Sa voix langoureuse, caressante. Plus du tout sa voix de maintenant.

Je n'avais rien vu venir. Je n'avais pas remarqué de changement. Les choses s'étaient faites, ou défaites, petit à petit, insidieusement. Tu te laisses aller, Justine. Tu te laisses aller. Ses yeux légèrement distants sur le verre de vin blanc que je venais de me servir. Sur mon visage creusé, mes paupières gonflées. Mes cheveux mal peignés, mes ongles rongés. Tu te laisses aller. Un fils dans le coma, et c'était tout ce que mon mari trouvait à me dire.

L'air autour de moi était tiède et riche, rempli d'odeurs maritimes et champêtres. Le murmure des vagues, en bas sur la plage. Le vent dans les branches des grands platanes tachetés au-dessus de ma tête. Un klaxon, le claquement d'une portière. Et moi, seule, à épier cet inconnu. J'ai sorti mon portable de ma poche pour voir qui m'avait téléphoné pendant que j'étais chez « elle ». Pas de message. Numéro masqué dans l'historique des appels. Le flic, peut-être ? Je me souvenais encore de la puissance de ses bras, de ses épaules. Mes larmes sur son T-shirt noir. Allait-il venir me mettre en garde ? Ce n'était pas très loin, Hossegor. Je m'en fichais. Après ce que j'avais été capable de faire ce soir, je m'en fichais. Penser à demain. Rue M. Ouverture de son institut de beauté-parfumerie. Grosse petite blonde trop maquillée. Doigts patauds. Ongles vernis. Pieds boudinés dans des sandales trop étroites. Shalimar. Univers de pacotille, de strass, de féminité inutile, vaniteuse. Tout ce que je détestais. Tout ce que je méprisais. Demain j'irais la retrouver.

« Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne. » Les vers de Victor Hugo revenaient, comme un refrain. Comme le phare qui ponctuait de son long doigt blanc le noir du ciel. Un coup long, deux coups brefs. Ma nuit s'étalait devant moi. Je n'avais pas sommeil. J'étais prête à rester là, à regarder cette maison où vivait cette femme. J'étais prête à passer la nuit là, seule, à attendre que le soleil se lève. Je n'avais ni faim, ni soif. J'étais enveloppée dans une sensation d'attente. De minutes figées. Et pourtant le phare tournait toujours et la nuit avançait.

L'homme a jeté son mégot d'une pichenette vers le gravier. Puis il est rentré dans la villa, en empochant son téléphone. Il montait les retrouver, « elle » et le gamin. Je me suis assise sur le gazon un peu humide. Il était vingt et une heures. J'ai appelé Arabella. J'ai dit que j'allais rentrer tard, qu'elle ne s'inquiète pas. Que demain, je savais comment et où affronter cette femme. Voulait-elle venir avec moi ?

— Yes. Je viendrai avec vous.

Georgia dormait-elle ?

— Oui, depuis longtemps.

— Allez l'embrasser dans son lit pour moi.

— I will, Djoustine.

Arabella a raccroché, puis j'ai téléphoné à l'hôpital. L'infirmière de garde était une de mes préférées. Pas de changement pour Malcolm. État stable. Son papa avait passé la journée auprès de lui. J'ai eu un pincement au cœur en imaginant Andrew là, la journée entière. J'ai commencé à appuyer sur la touche 3 de mon téléphone, le numéro préenregistré de la maison. J'ai hésité. Qu'allais-je lui dire, à mon mari ? Que j'étais rentrée chez « elle », que j'avais fouillé, regardé partout, que j'avais failli me faire surprendre, et que maintenant j'étais devant la villa, à attendre ? Impossible. Mais j'avais besoin de l'entendre, de lui dire qu'il me manquait. Qu'il me manquait, ce soir, comme jamais. J'ai appuyé sur 3. Sonneries dans le vide. Personne à la maison. Le répondeur avec ma voix que je détestais. Bip sonore.

— Andrew, are you there ? C'est moi. Réponds-moi.

Il était sorti. J'ai essayé son portable. Messagerie. J'ai raccroché sans rien dire. Où était-il ? Avec qui ?

Depuis son aventure, je n'avais pas voulu savoir s'il me trompait encore. J'avais fermé les yeux. Plus posé de questions. Je me protégeais. Je n'avais pas eu d'histoire de mon côté. J'aurais pu. Par vengeance, par curiosité. Par ennui. Mais non, rien. Le regrettais-je ? Je ne savais pas. Je m'en fichais.

Tout avait changé depuis l'accident. Il n'y avait désormais que Malcolm et son coma. Le reste – ma fille, le travail, mes parents, mon mari, mes amies – passait à côté. Il n'y avait que Malcolm qui comptait, et cette inconnue dans la maison, devant moi, cette femme qui ne savait rien, qui ne se doutait pas que j'étais là, qui n'avait aucune idée de ce qui l'attendait, et pour qui demain serait un jour dont elle se souviendrait sa vie entière.

Petit à petit, les lumières de la villa se sont éteintes. Et autour de moi, sur la Promenade des Basques, les maisons sombraient dans l'ombre, elles aussi. Il n'y avait que le phare pour tournoyer dans la nuit. Je me suis allongée sur l'herbe humide, et j'ai attendu. C'était long, d'attendre l'aube. Étrange et long. Je n'avais pas fait ça depuis l'adolescence. Avec mon frère, une nuit d'été, chez des amis des parents, dans les Cévennes. Tout le monde était couché. Il y avait un copain, comment s'appelait-il déjà, un ami de mon frère, qui avait un béguin pour moi. Un nom désuet, démodé. Aymar, Gaétan. Quelque chose comme ça. Je le trouvais à la fois courageux et pathétique. Il était trop jeune. Maladroit, nerveux. Mais drôle. On avait chapardé une bouteille de rosé, des Camel, et on s'était cachés dans une pinède derrière la maison. On avait vu des étoiles filantes extraordinaires qui nous arrachaient des Ah ! et des Oh ! Mon frère s'était affaissé, gagné par le sommeil vers trois heures. Son ami était plus vaillant. Il avait même osé embrasser la grande sœur. Cliquetis maladroit de ses canines contre les miennes. Salive aromatisée au rosé. On avait gloussé, la tête nous tournait.