— Vous voulez que je mette de la musique ? Ça vous aidera peut-être ?
J'ai dû incliner la tête car elle s'est retournée, elle a glissé un CD dans une fente et la musique est venue me surprendre.
On candystripe legs the spiderman cornes
Softly through the shadows of the evening sun
Lullaby, des Cure.
Le titre préféré d'Andrew.
Ce fut si absurde, si inattendu d'entendre cette chanson ici, dans cet endroit, avec « elle », que j'ai laissé un sourire incrédule flotter sur mes lèvres. Andrew aimait tant cette chanson qu'il était capable de la passer en boucle, cinq, six fois de suite. C'était celle qu'on entendait le plus souvent, à la maison, dans sa voiture, à son bureau. Malcolm et Georgia la connaissaient par cœur, mimaient à la perfection la voix plaintive de Robert Smith.
— Ça va mieux, on dirait ? Vous aimez cette chanson ?
Elle acheva de me nettoyer le visage, lentement. Le lait démaquillant sentait l'amande, le bébé. Le doux, le tendre. Dans le miroir, mon visage rose, lissé, nu.
Eva Marville continua.
— Moi j'adore la pop anglaise. Tears for Fears, The Cure, Depeche Mode, Soft Cell. Mais c'est bien la seule chose que j'aime chez les Anglais ! Vous voulez écouter autre chose peut-être, madame ?
— Non, non.
Candystripe legs. Pas évident à traduire, candystripe legs. L'homme araignée débarque sur ses jambes à rayures multicolores. J'entendais déjà la voix d'Andrew : « Mais non, enfin, Justine, candystripe, ça ne se traduit pas, c'est intraduisible, tu ne peux pas dire ses jambes à rayures multicolores, c'est pas ça du tout. »
Elle étalait une crème fluide sur ma peau.
— Vous n'aimez pas les Anglais ? j'ai dit.
Elle a haussé les épaules.
— Ils ne nous aiment pas non plus, vous ne trouvez pas ?
— Les Anglais nous trouvent sales, prétentieux et chauvins.
Rire de gorge d'Eva Marville, comme le roucoulement d'un pigeon.
— Sales ? C'est plutôt eux qui sont sales. Et puis tout blancs, efféminés. Et snobs. Mais bon, j'adore leur musique. Ce disque des Cure par exemple, on n'a pas fait mieux. Robert Smith, c'est un génie, son look, sa voix, ses textes, le clip de Lullaby, tout quoi. Vous ne trouvez pas ? Les Anglais sont les rois de la musique, depuis les Beatles et les Stones. Sting. Annie Lennox. Elton John. Bryan Ferry. Et même les petits nouveaux, comme Cold Play. Nous, on peut aller se rhabiller avec nos Johnny et nos Sardou rafistolés.
A movement in the corner of the room
And there is nothing I can do
When I realise with fright
That the spiderman is having me for dinner tonight
Un mouvement dans le coin de la chambre
Et je ne puis plus rien faire
Je comprends avec effroi
Que l'homme araignée ce soir ne fera qu'une bouchée de moi.
— Vous pouvez me parler de la robe ?
Un blanc.
— La robe ?
— La robe que vous allez porter pour votre mariage, madame.
Aucune pique dans sa voix. Gentillesse, chaleur. Patience.
— Il faut que je sache de quelle couleur elle est exactement, pour pouvoir accorder le maquillage, vous comprenez ?
J'ai murmuré oui. Puis j'ai dit :
— Une robe couleur bronze. Ce n'est pas mon mariage, c'est celui de ma sœur.
— Je vois, madame. Bronze. Oui, ça sera joli avec vos yeux.
Elle m'a regardée pendant quelques instants. Puis son grand sourire. Ses grandes dents. Les fossettes.
— Très bien. On y va alors. Je vais commencer par le fond de teint. On va faire tout léger, vous allez voir, madame, ça va être ravissant.
Elle se pencha vers moi à nouveau et j'ai senti son parfum, l'odeur fleurie qui émanait d'elle. Puis une touche de sueur qui perlait, infime.
Plus les secondes passaient, plus je me sentais incapable de lui parler. De lui dire ce que j'étais venue faire ici. Impossible de bouger, de prononcer un mot. Elle m'avait entortillée, elle m'avait eue, avec cette conversation sur les Anglais, les Français, la musique, elle m'avait emberlificotée, elle me tenait à sa merci du bout de ses doigts avec ses poudres de perlimpinpin, et maintenant c'était trop tard, trop tard pour lui dire quoi que ce soit, j'avais loupé le coche, j'avais raté mon entrée en scène. Trop tard.
Je me haïssais. Engluée dans ma peur, dans ma lâcheté.
Robert Smith susurrait de sa voix haletante :
And I feel like I'm being eaten
By a thousand million shivering furry holes
Tandis que j'abandonnais mon visage, mes yeux, ma bouche à Eva Marville, tandis que la nausée montait en moi en un long spasme brûlant, je me disais que Robert Smith et sa gueule de dément, son teint blafard, ses cheveux noirs ébouriffés, son rouge à lèvres qui débordait, Robert Smith décrivait exactement ce qui m'arrivait à ce moment précis, mon incapacité à réagir, ma mollesse, mon effroi, car Eva Marville était l'araignée de la chanson Lullaby, celle qui débarque dans l'ombre, vorace, goulue, celle qui s'approche de moi petit à petit, en riant tout doucement, inexorable, terrifiante, celle qui m'engourdit avec ma propre terreur, celle qui m'entoure de ses bras poilus, qui enfonce sa langue dans mes yeux, qui me serre de toutes ses forces, qui m'étouffe, m'aspire, me vide et ne fait qu'une bouchée de moi.
And the spiderman is always hungry.
Des petites touches sur mon visage, sur les paupières, les sourcils. Douceur, application. Elle se donnait du mal. Elle voulait me faire un beau maquillage.
Celle qui avait renversé mon fils.
Telle était sa vie. Sa journée entière, elle la passait à rendre d'autres femmes plus belles, à leur fourguer des crèmes antirides, à les débarrasser de leurs poils, à leur peinturlurer un autre visage, comme elle le faisait avec moi. Toute la journée, elle devait toucher d'autres femmes, les voir en culotte et soutien-gorge, imaginer leur intimité. Peut-être qu'à la longue, comme un médecin blasé, elle ne voyait plus ses clientes à force de les manipuler. Qu'avait été son enfance ? Vu son accent, elle avait grandi ici. Elle avait toujours connu cette ville qui vivait au rythme de la saison touristique, et qui, l'hiver venu, se pelotonnait dans une hibernation frileuse en attendant l'été prochain.
Les yeux clos, je tentais de rassembler ma fureur, ma colère, celles qui m'avaient saisie chez elle, lorsque j'avais eu envie de tout casser, de tout briser. Où étaient-elles passées, cette fureur, cette colère ? Évanouies. Disparues. Évaporées. Et à leur place, je sentais sourdre une sensation inattendue, particulière, qui me stupéfiait. Je ressentais de la sympathie pour Eva Marville. Oui, elle m'était sympathique.
Comment était-ce possible ? Elle me plaisait, malgré tout ce qui en moi hurlait le contraire. Inexplicablement, je me sentais bien auprès d'elle. Son aisance, sa gentillesse, ses gestes pleins et souples, sa robustesse, son sourire charnu. On avait envie de se confier à elle. On avait envie de l'entendre rire. De partager des choses avec elle. Je m'attendais à tout, sauf à ça. Je m'attendais à une revêche, une antipathique dont la lâcheté serait écrite sur son visage, je m'attendais à une hautaine, une perverse, une méchante, une arrogante, je m'attendais à tout, mais pas à cette femme tranquille et paisible, pas à cette voix apaisante, pas à cette douceur amusée dans le regard. Je voulais la détester, mais je n'y arrivais pas.
Sa jeune collègue l'a appelée.
— Eva ! Téléphone pour vous ! C'est pour votre livraison de demain !