— Qu'ont dit les médecins ?
— Ils ne disent rien, comme d'habitude. Je ne sais rien de plus, je ne sais pas si Malcolm va rester comme ça toute sa vie, ou dans une chaise roulante, ou comme un légume, tout ce que je sais c'est qu'il faut que tu reviennes. Justine, tu m'entends ? Pourquoi tu ne dis rien ? Tu es où ? Tu fais quoi ? Réponds-moi !
S'il savait. S'il savait qu'à la seconde même où il me parlait, mes yeux se posaient sur les épaules dodues d'Eva Marville. Celle qui avait renversé notre fils. Celle a qui je n'avais encore rien dit.
Rien pu dire.
— Ça vous plaît, madame ?
La femme dans la glace était une inconnue. Une femme aux grands yeux vert doré, à la bouche rose et ourlée, au visage rayonnant. Une femme que je ne connaissais pas. Non, je ne l'avais jamais vue. Elle était belle. Belle comme je ne l'avais jamais été.
— Il faudrait penser à votre coiffure, vous avez des idées ?
Ses mains dans mes cheveux. Son sourire lent et sensuel.
Je ne voulais plus qu'elle me touche. Je ne voulais plus la regarder. Je ne la supportais plus, ni sa voix, ni son visage. Je ne voulais qu'une chose, sortir d'ici, retrouver mon calme, mes forces. Je n'aurais jamais dû venir ici, subir ce maquillage, rester une heure dans cette petite pièce étouffante, à sa merci. Je n'avais pas eu le courage de dire quoi que ce soit. Je n'avais pas eu le courage de lui dire qui j'étais, pourquoi j'étais là. J'étais pathétique. Malcolm, ta maman est pathétique. Ta maman n'est pas digne de toi.
Je suis partie à toute vitesse, j'ai payé en liquide, j'ai dit que c'était très joli, je ne l'ai pas regardée.
Une fois dehors, j'ai eu envie de pleurer. De pleurer de rage, d'énervement et de désespoir. J'ai marché longtemps, au hasard, au gré de mes pas. Tête basse, épaules voûtées. Tiédeur odorante des trottoirs, des « beignets abricot » qu'on vendait aux coins de rue, près de la Grande Plage. Les gens faisaient leurs courses, emmenaient leurs enfants se baigner. Tout le monde vaquait à sa vie. Sauf moi. Quelle vie ? Je n'avais plus de vie. Quelle était ma vie ? Jamais je ne me suis sentie aussi impuissante. Aussi vide. Aussi creuse.
Les hommes me dévisageaient. Je me demandais pourquoi. Puis j'ai compris que c'était le maquillage. Dans les devantures des magasins, je voyais mon reflet, celle de cette belle femme de tout à l'heure, celle de l'inconnue aux grands yeux jade, à la bouche rose et brillante. Le regard des hommes s'accrochait sur moi, comme des crochets dans les mailles d'un filet. Je n'avais pas l'habitude de cela. C'était nouveau pour moi. Je ne savais pas si j'aimais, ou pas. Je ne savais plus.
Onze heures du matin et la chaleur qui s'accentuait. Le maquillage picotait ma peau. J'avais envie de tout enlever, de tout frotter. Puisque je n'avais pas eu le courage de lui parler, pourquoi rester ? Pourquoi ne pas partir, tout de suite, prendre l'avion, laisser Arabella se débrouiller avec la petite, filer à l'hôpital, voir mon fils, mon fils qui avait encore ouvert les yeux ?
Le téléphone a vibré. Numéro masqué. J'ai hésité, puis j'ai répondu.
C'était Laurent, le flic. On entendait derrière lui des éclats de voix, le vrombissement des voitures.
— Vous êtes toujours à Biarritz ?
— Oui.
— Vous l'avez vue, la dame ?
— Oui.
Soupir.
— Je n'ai rien pu lui dire. Je n'ai rien dit.
— C'est bien. Écoutez, je suis à Biarritz, pour la journée. On peut se voir. Vous êtes d'accord ?
— Oui.
— On se retrouve du côté de la Grande Plage, près du Casino ? Vous pouvez ?
— Oui.
— Dans une demi-heure ?
Il est arrivé sur une moto. Casque noir, T-shirt noir. Des Ray Ban Pilote vertes, celles qu'on mettait dans les années 70 et qui étaient devenues à la mode. Il était bronzé. Pas rasé. Il n'avait rien d'un flic. Un homme en vacances, le visage reposé. Je me suis demandé s'il portait une arme. Des menottes. Sa carte de policier.
Ses yeux se sont accrochés sur moi comme ceux de tous les hommes ce matin, depuis le maquillage d'Eva Marville. Cela devait le déstabiliser. Je ne ressemblais plus à la mère pâle et sanglotante de l'autre soir. De celle qui lui faisait face dans le commissariat. De celle qu'il avait tenue dans ses bras.
Nous nous sommes assis à l'ombre dans un café de la Grande Plage, à côté du Club Mickey où le petit Arnaud ne voulait pas aller parce qu'on se moquait de lui.
Laurent avait posé son casque sur la chaise vide entre nous.
— Le petit ? Des nouvelles ?
— Il a ouvert les yeux ce matin.
— Il est sorti du coma, alors ?
— Non, il n'est pas sorti du coma.
Il a commandé un café pour lui, une eau minérale pour moi. Il a allumé une cigarette.
— Racontez-moi, Justine. Vous et cette femme.
J'ai regardé mes mains, posées sur la table en plastique blanc.
— Il n'y a rien à raconter. Je suis allée dans son magasin, sa parfumerie. Je ne lui ai rien dit, enfin rien sur mon fils.
— Pourquoi vous êtes venue ici ?
J'ai levé les yeux. Le mascara formait des petites tiges noires autour de mon champ de vision.
— Je ne sais pas. Je ne sais plus.
Il a fumé en silence, tout en me dévisageant. Il a ôté ses lunettes. Yeux clairs qui me détaillaient.
Autour de nous, les gens passaient, discutaient, riaient, avec en fond sonore les vagues, qui encore et encore se fracassaient sur la plage. Les enfants sautaient sur les trampolines du Club Mickey en piaillant de plaisir. Des adolescentes aux nombrils gansés de piercings chuchotaient dans leurs portables. Une mère de famille grondait son fils parce qu'il avait mis du sable dans le pique-nique.
— J'ai eu le commissariat. Mes collègues débarqueront lundi matin chez elle, à la première heure.
— Lundi matin ?
— Oui. Ça va aller vite, maintenant. J'ai réussi à faire bouger les choses malgré les vacances judiciaires.
Je ne savais pas si je devais le remercier, dire quelques mots. Je ne savais pas lesquels. J'ai juste souri.
Yeux clairs sur mon visage, ma bouche.
— J'ai pris des risques pour vous, Justine. J'ai fait des trucs qu'un flic ne doit pas faire. Vous donner son nom, par exemple. Venir ici vous voir, pendant mes vacances. Vous parler de tout ça, vous livrer tous ces détails. J'aimerais que vous en teniez compte. Ce que je vous ai dit l'autre jour, j'aimerais bien que vous vous en souveniez. Pas de conneries, Justine. Laissez-nous faire notre boulot. Rentrez à Paris, allez retrouver votre fils. Vous n'avez plus rien à faire ici.
Sa voix était douce. Mais ferme.
J'ai hoché la tête. Puis j'ai dit, sans le regarder :
— Elle est gentille, cette femme, vous savez. Pas agressive. Plutôt sympa. Simple. Pas jolie, mais du charme. Un beau sourire.
— Ça vous a fait quoi de la voir ?
— J'aurais voulu la détester. La haïr. Mais ça ne venait pas. Je l'ai trouvée calme, agréable. Je ne pouvais pas faire autrement que de la trouver sympathique. Elle a un gamin autiste. Ça n'a pas l'air évident, son fils.
— Comment le savez-vous ?
— Je suis allée dans sa boutique, elle m'a fait ce maquillage. En une heure, elle a eu le temps de me dire tout ça. Et j'ai vu le gamin.
— Et vous, vous ne lui avez rien dit ? Sur votre fils, l'accident ?
Le fond de teint me démangeait.
— Non. Mais non. Je n'ai pas eu le courage. Je me suis dégonflée. C'est nul, je sais. Nul.
Il a eu un geste d'impatience.
— Arrêtez, Justine. Arrêtez de vous dénigrer en permanence, de vous tirer vers le bas.