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Je marchais vite, les mains dans les poches de mon blouson en jean. Les restaurants, les bars étaient bondés. Les gens mangeaient des tapas, des gambas, buvaient en riant, en parlant fort. Les voitures roulaient au pas, les motos pétaradaient. Sur la plage de la Côte des Basques, la marée était basse. Plus de surfeurs, mais quelques baigneurs nocturnes que je voyais, de loin, franchir la mousse blanche des vagues. Devant moi, les lumières de l'Espagne qui scintillaient. Plus près, on devait pouvoir repérer Guéthary, Saint-Jean-de-Luz, Hendaye, ces endroits dont je ne connaissais que le nom. La côte m'était inconnue, impossible de les localiser. Le vent venait du sud, orageux, moite, salé. On avait annoncé un orage nocturne. Je le flairais déjà, il se rapprochait avec la nuit. Puissant, chargé. Inquiétant.

Avec chaque pas, l'inimitié que je ressentais envers Eva Marville me galvanisait. Plus question de me laisser séduire par son sourire, ses gestes lents et calmes, sa voix, plus question d'avoir peur, de me museler, de rester en retrait. Plus je m'approchais de chez elle, plus le mépris, la hargne s'accroissaient, s'amplifiaient comme l'orage qui se tramait au-dessus des Pyrénées, et dont je voyais les éclairs hachurer la nuit. Non, je n'avais plus peur. Non, elle ne m'impressionnait plus. Non, je ne me laisserai plus faire.

À chaque pas, des pensées s'offraient à moi, des pensées étranges, inédites, que j'étudiais calmement. Est-ce que mes parents auraient fait ce que je m'apprêtais à faire ? Je tentais d'imaginer ma mère, en train de monter cette côte, ses petites jambes maigres arpentant le trottoir, le claquement sec de ses talons bobines, le moulinet de ses bras déterminés, sa bouche crispée, sa haute coiffure laquée malmenée par la houle qui se renforçait. Non, maman n'aurait pas fait ça. Maman aurait laissé la police faire son travail. Maman aurait eu la trouille. Emma ? Est-ce que ma sœur l'aurait fait ? Oui, sans doute, mais son colosse de mari l'en aurait empêchée. Peut-être serait-il allé voir Eva Marville lui-même. J'ai souri malgré moi. J'imaginais mon beau-frère, épais, rougeaud, sur son palier. Et en guise d'introduction, un uppercut explicite. Mon frère ? Oui, Olivier l'aurait fait, pour moi. Et mes amies ? Catherine, Laure, Valérie ? Oui, elles l'auraient fait, du moins je voulais m'en persuader. Elles l'auraient fait, et je les sentais derrière moi, comme si elles marchaient véritablement à mes côtés, volontaires, fortes, le visage grave. Mes trois meilleures amies, qui se connaissaient peu entre elles, mais qui avaient mon amitié en commun, mes trois fidèles. En arrivant vers la Promenade des Basques, je me suis rendu compte, pour la première fois, qu'elles avaient toutes les trois les yeux marron foncé, des yeux « moka », comme ceux d'Eva Marville.

V

Comme hier soir, la porte vitrée de l'entrée n'était pas fermée. J'ai gravi l'escalier, une main sur la rampe, rapidement. Je savais exactement où j'allais. Je n'hésitais plus. Il me semblait connaître par cœur la Villa Etche Tikki, son odeur de vieille maison un peu moisie, un peu humide, ses relents de repas différents qui émanaient de chaque appartement, le bourdonnement sourd de télévisions, conversations, musiques.

Je savais qu'« elle » était là, car en arrivant, j'avais levé les yeux, et j'avais vu que ses fenêtres étaient allumées. Ils devaient avoir terminé leur repas, ils regardaient un film, le petit était peut-être déjà couché. Eva Marville m'avait oubliée. Pour elle, j'étais une cliente de plus, une cliente qu'elle avait sûrement trouvée étrange, peu loquace, et qui s'était enfuie une fois le maquillage payé. Elle ne pensait plus à moi, pourquoi d'ailleurs penserait-elle à moi ? Je faisais partie de son passé, une femme de plus à maquiller, une femme d'une quarantaine d'années, une femme comme une autre. Elle n'avait rien vu, elle n'avait rien su. Elle se croyait à l'abri, et son mari aussi. Ils avaient renversé Malcolm et ils avaient pris la fuite. Ils ne pensaient pas une seconde que j'allais les retrouver. Ils avaient tourné la page.

Je n'ai même pas hésité devant sa porte, j'ai sonné, un coup sec et bref. C'est lui qui m'a ouvert. Il était vêtu d'un T-shirt jaune et d'un pantalon de jogging. De près, sa peau était rugueuse, ses cheveux courts, huileux. Des yeux bovins, fades, sans expression. Et toujours cette odeur d'after-shave sucrée, faussement virile. Il était grand, plus que je ne l'avais cru, assez musclé.

J'entendais le bruit de la télévision derrière lui. Il m'a semblé que l'atmosphère devenait de plus en plus oppressante avec l'orage qui allait éclater d'une minute à l'autre. Le vent soufflait, poussait contre les fenêtres. On entendait le grondement de la mer s'amplifier.

Il a dit : « Oui ? » en levant le menton d'un geste autoritaire, agressif. Il avait de grosses mains aux doigts courts, une alliance qui lui comprimait les phalanges.

— Je viens voir Eva Marville.

Les mots sont sortis de ma bouche avec une facilité ahurissante.

Il s'est gratté le cuir chevelu de ses doigts trapus.

— Vous êtes qui ?

Il avait un accent du Sud-Ouest beaucoup plus prononcé qu'elle.

Il semblait se méfier de moi. Il a regardé sa montre, vingt-deux heures, tout de même, et le petit qui était couché. Je voyais tout ça passer dans sa tête, se refléter dans ses yeux sans éclat. La télévision s'est arrêtée.

— Vous avez vu l'heure ?

Avant que je puisse répondre, elle est apparue à l'entrée du salon. Elle portait une chemise de nuit mauve, courte, qui laissait voir ses cuisses. Des cuisses vastes, molles, bronzées. Pieds nus. Une cigarette à la main. Pour la première fois, elle m'a paru laide, comme lui, vulgaire, primaire. Ils me semblaient hideux tous les deux, gras, tassés sur eux-mêmes, vautrés dans une intimité qui me répugnait.

Elle m'a observée en tirant sur sa cigarette. Puis elle m'a reconnue.

Son sourire, démesuré. Mais il ne me faisait plus aucun effet.

— Y a eu un souci avec le maquillage ? Une allergie ?

Son mari a grogné.

— C'est qui cette dame ?

Elle l'a repoussé, doucement.

— Laisse, Dan, c'est une de mes clientes. Fais pas de bruit, on va réveiller le petit.

Je n'avais toujours rien dit.

— Venez, entrez. Vous vouliez me parler ?

Son visage empreint de gentillesse. Son regard sincère. Ses grosses cuisses tremblotantes. J'ai presque eu pitié d'elle.

Elle s'est effacée pour me laisser entrer, et m'a montré le salon d'une main. Elle a écrasé sa cigarette dans un cendrier. Lui nous suivait, les bras croisés sur son torse. Le front buté. Je me suis dit qu'il devait se douter. Il devait avoir compris. Mais pas elle. Elle ne se doutait de rien. Je me suis dit qu'elle devait être d'une grande stupidité. D'une stupidité incommensurable.

L'orage a éclaté avec une férocité prodigieuse. J'ai sursauté. Une foudre blanche, violente, aussi claire que la lumière du jour, est venue transpercer la nébulosité. Un torrent d'eau a commencé à se déverser sur le toit.

Puis les plombs ont sauté.

Tous les trois, debout dans le noir. Eva Marville a glapi.

— Je déteste les orages, j'ai peur !

Le mari a marmonné : « Putain ! » et a tâtonné pour attraper un briquet. Il a allumé une bougie. À la lueur chancelante de la flamme, Eva Marville avait l'air d'une petite fille craintive. Elle se bouchait les oreilles, fermait les yeux en poussant des cris. Son mari soupirait. Il devait la trouver ridicule. Je m'attendais à ce que le petit débarque, terrorisé, sa bouche grande ouverte comme hier soir, au moment où il avait entendu mon portable vibrer. Mais il n'est pas venu.