Pourquoi personne ne vous prévient, le matin, d'une horreur pareille ? Pourquoi ne se doute-t-on de rien, tandis qu'on se lave sous la douche, qu'on fait bouillir l'eau pour le Earl Grey, qu'on ouvre son courrier, qu'on lit ses mails ? Pourquoi ne reçoit-on pas de signe, pourquoi ne ressent-on rien de particulier, alors que le ciel va vous tomber sur la tête, alors que le téléphone va sonner, et qu'on va vous annoncer le pire ? Pourquoi, quand un enfant sort de vous, après l'effort, la douleur, et qu'on vous le pose sur le ventre, encore chaud, mouillé, on ne pense qu'au bonheur, à la joie, on ne pense pas aux drames à venir, à ces moments qui transpercent une vie ? Pourquoi est-on si mal préparé ? Mais comment pourrait-il en être autrement ? Fallait-il se répéter chaque matin en se brossant les dents : c'est peut-être aujourd'hui, ou ce sera demain ? Fallait-il se blinder, se dire qu'à tout moment on peut perdre un enfant, un parent, un mari, une sœur, un frère, une amie ? Être prêt ? Prêt au pire ? Mais comment vivre, alors ?
Je tentais de reconstituer ce mercredi noir, de réfléchir à ce que je n'avais peut-être pas vu, pas écouté. J'avais passé beaucoup de temps sur le dossier de presse d'un nouveau parfum d'une grande maison de luxe, une traduction bien payée, importante. Les délais étaient courts. Je m'étais lancée dedans, à fond. Si j'avais été moins concentrée, moins appliquée, est-ce que j'aurais entendu, capté un signal d'alarme ? Si j'avais moins parlé au téléphone avec l'attachée de presse, est-ce que j'aurais décelé une menace dans cette journée à venir ?
Comment Andrew faisait-il pour dormir ? Peut-être que les hommes ont besoin de reprendre des forces, de se reposer pour mieux affronter le lendemain. Peut-être que les femmes, elles, doivent veiller, attendre, protéger. Il ne fallait pas que je lui en veuille. Chacun réagissait à sa façon. Il ne fallait pas que je lui parle de ma solitude de cette nuit, de ma peur. Peur que le téléphone sonne dans le silence, dans le noir, peur des mots à l'autre bout du fil, peur d'entendre la voix du médecin. « Madame, votre fils…»
Je me suis installée devant l'ordinateur, à ma table de travail, et je me suis connectée sur Internet. J'ai tapé le mot « coma ». Les moteurs de recherche ont trouvé des dizaines de réponses. Malcolm était dans un coma stade 2 Glascow 8. Le médecin nous l'avait dit. Sur le moment, je n'avais pas pensé à lui demander ce que « Glascow » voulait dire. Maintenant, je savais. C'était une échelle de mesure, comme l'échelle de Richter mesurait la puissance des tremblements de terre. L'échelle de Glascow avait été mise au point en Ecosse, comme son nom l'indiquait. Elle évaluait les réactions du patient. Tout dépendait si le patient ouvrait les yeux, bougeait, murmurait des mots, avait les pupilles qui se (Mataient ou pas. Stade 2 Glascow 8, ce n'était pas terrible. Cela voulait dire que Malcolm ne réagissait pas à grand-chose. Mais j'ai lu aussi que les comas évoluaient au jour le jour. Un coma pouvait durer quelques nuits, quelques mois, une année, ou plus. On ne savait jamais, avec un coma. Et on ne savait pas non plus quelles étaient ses séquelles.
J'ai éteint l'ordinateur et je suis allée dans la chambre. Une fatigue immense s'était infiltrée en moi. J'avais mal au dos, aux reins, comme après un voyage pénible. Je devais me reposer, ne serait-ce que pour quelques heures. Andrew n'était pas dans notre lit. Ni dans la salle de bains. J'ai fini par le trouver dans la chambre de notre fils, allongé de tout son long sur le lit. Il dormait. Son visage dans la pénombre était empreint d'une douleur qui m'a remuée. Je me suis allongée à ses côtés, et je l'ai entouré de mes bras, doucement, pour ne pas le réveiller. Je l'ai embrassé sur son épaule, sur son avant-bras. Il n'a pas bougé.
L'oreiller sentait Malcolm, cette odeur d'adolescent, salée, particulière, encore imprégnée de l'enfance.
Le coma de Malcolm avait évolué pendant la nuit. Stade 1 Glascow 10. Il n'était plus sous respiration artificielle. Son visage semblait plus rose. Mais le médecin nous a dit qu'il fallait rester prudents. Le traumatisme crânien était sévère. Il n'allait pas se réveiller tout de suite. Nous devions rester patients. Puis le médecin nous a demandé si on avait des nouvelles de l'enquête. Ce mot m'a surpris. L'enquête ? Des nouvelles pour retrouver celui qui avait renversé notre fils et qui avait pris la fuite. Andrew a dit que la police n'avait qu'une plaque incomplète. Alors il allait falloir ne pas les lâcher, a dit le médecin. Délit de fuite sur mineur, avec des blessures pareilles, ça pouvait aller chercher loin. Le type en prendrait pour son grade. Si on le retrouvait… Il y en avait qu'on ne retrouvait jamais. Andrew m'a dit qu'il passerait la matinée avec Malcolm. Il s'était organisé avec son bureau. Ce n'était pas la peine qu'on soit tous les deux à son chevet. Je n'avais qu'à rentrer travailler, finir cette traduction si importante. Mais je me sentais privée de mon fils. J'avais besoin de sa présence, aussi. Je suis restée un peu avec lui, avec Andrew. Une infirmière est passée vérifier les sondes, les poches de liquide. Elle était discrète, souriante. Je lui ai dit : « Comment on va faire pour la verrue de mon fils ? » Elle m'a regardée, étonnée. Andrew s'est redressé, les yeux ronds. J'ai senti le rouge me monter aux joues. J'ai bredouillé : « Mais oui, sa verrue, Malcolm a une verrue plantaire, il faut la gratter tous les soirs avec une petite lame, et mettre un produit spécial dessus. Il a attrapé ça à la piscine, c'est long comme traitement. » L'infirmière a murmuré quelque chose que je n'ai pas saisi. Puis elle est sortie rapidement. Andrew me regardait avec exaspération. Comme toujours, quand il était énervé, sa langue maternelle reprenait le dessus. Sait-on seulement à quel point la langue anglaise peut-être cinglante ?
— For God's sake, Justine. How pathetic can you get !
J'ai levé la main, j'ai montré notre fils, j'ai chuchoté qu'il ne fallait pas qu'on s'engueule devant lui. Andrew s'est tu. Au bout de quelques minutes, je suis partie. Je ne supportais plus ni l'immobilité de mon fils, ni l'agacement de mon mari. Je suis rentrée.
Devant l'ordinateur, les mots que je devais traduire n'avaient plus aucun sens. Ni en anglais, ni en français. J'ai arrêté de les contempler au bout d'un moment. J'ai pris le téléphone et j'ai appelé le commissariat où Andrew et moi étions allés hier. On m'a passée de service en service. Puis j'ai enfin reconnu la voix un peu traînante du flic aux yeux clairs.
— Ah ! oui, le délit de fuite sur mineur. Le mari anglais.
J'ai dit :
— Avez-vous des nouvelles, s'il vous plaît ?
Claquement d'un briquet à l'autre bout du fil. J'ai presque entendu ses épaules se hausser.
— Ça va être long, vous savez. Une plaque incomplète… c'est long. Puis on est débordés ici. Y a pas que vous, madame.
J'ai senti l'exaspération, l'impuissance monter en moi.
— Mais vous n'avez pas d'ordinateurs, des logiciels, je ne sais pas, moi, une façon ou une autre de retrouver cette foutue plaque ?
Longue bouffée de tabac.
— Vous n'êtes pas dans une série américaine, madame. Ça ne se passe pas comme ça, ici.
— Alors ça se passe comment ? Vous faites comment ?
Ma voix devenait stridente, elle raclait ma gorge.
— On a en effet un fichier informatisé qui s'appelle le STIC. Toutes les cartes grises y sont enregistrées. Mais ce n'est pas automatique. Il faut tout vérifier, les numéros, la marque de la voiture. Page par page. C'est pour ça que c'est long, madame.
J'ai failli raccrocher. J'avais envie de pleurer. Je n'ai rien dit, recroquevillée devant le téléphone, le ventre noué, les mains tremblantes.