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Le mari avait pivoté vers la fenêtre, le dos voûté.

Elle était vêtue d'un jean taille basse qui laissait voir un ventre potelé, doré. Une chemise noire qui mettait en valeur une poitrine rebondie, appétissante. Un piercing au sourcil gauche. Une jolie blonde, grasse, dodue, dans toute la splendeur de sa jeunesse. Une Nana de Zola qui sentait le monoï.

— Assieds-toi.

Sa mère avait repris une contenance plus normale. Mais ses mains tremblaient toujours.

— Tu vois cette dame ?

Regard troublé de la fille vers moi.

Eva Marville se pencha. Effluve de Shalimar.

— Pardon, mais je ne connais pas votre nom.

Je lui ai dit.

Eva Marville a commencé à parler lentement d'une voix calme, trop calme.

— Justine Wright a un fils de treize ans. Et c'est son fils que tu as renversé le mercredi 23 mai. Quand tu étais à Paris, avec Daniel, pendant mon voyage à Barcelone. Non, laisse-moi parler. Vous avez pris ma voiture. Vous êtes montés à Paris. Vous avez fait transférer la ligne de la maison et ta ligne à toi sur vos portables pour que je ne me doute de rien. Tais-toi, je te dis.

Une pause. Elle a continué, plus fort.

— Pourtant, tu m'avais dit que tu partais chez ton jules, que tu passerais le week-end chez lui. Je ne me suis doutée de rien. Toi chez ton jules, Dan ici, tranquille. Mais non. Vous avez tout manigancé. Vous avez tout préparé, derrière mon dos. Tu n'as jamais été chez Denis. Vous êtes montés à Paris, vous avez dû passer une nuit là-bas, et le lendemain, sur le boulevard M., tu étais au volant, toi qui n'as même pas ton permis, et vous avez grillé un feu, et vous avez fauché son fils. Vous ne vous êtes même pas arrêtés. Vous avez eu peur, donc vous vous êtes dit, on ne s'arrête pas.

Le silence qui régnait dans la pièce était spectaculaire. Eva Marville a bu une gorgée du verre de vin posé sur la table.

Elle a repris son récit. Sa voix était plus forte, plus menaçante.

— L'enfant est toujours dans le coma. Cela fait plus d'un mois. Cela fait plus d'un mois que vous m'avez caché ça, l'un et l'autre. Plus d'un mois que vous vivez avec ça sur vos consciences, et que vous ne m'en avez jamais parlé. Tout ça pour me cacher votre liaison. Votre liaison qui a dû commencer bien avant, mais ce soir, je n'ai pas envie de vous poser des questions. Je n'ai pas envie de savoir depuis combien de temps mon mari baise ma fille. Je pense surtout à ce gosse qui est dans le coma. Mais qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous pour faire des choses pareilles ? J'ai l'impression de ne pas savoir qui vous êtes, de ne plus savoir qui vous êtes. Heureusement, Lisa, que ton père n'est plus de ce monde, qu'il n'est plus là pour voir ce que tu as fait de ta vie, et de la mienne !

Elle a hurlé les derniers mots. La pièce entière résonnait de sa haine, sa rancœur. Le petit garçon devait être terrorisé. On ne le voyait plus, il avait complètement disparu derrière le fauteuil.

La fille était blafarde, mais elle osait encore affronter le regard de sa mère. Le mari, lui, n'était que l'ombre de lui-même.

— Maman…

Eva Marville a levé une main. Elle chuchotait, et il y avait quelque chose qui brillait dans ses yeux.

— Ne me dis rien. Ne me parle pas. Lundi la police sera là. Daniel et toi, vous vous expliquerez avec eux.

Le mari s'était enfin retourné. Dérouté, penaud.

Comme un ballon dégonflé.

— Écoute, Eva…

Encore la main levée, tranchante. Le chuchotement.

— Tais-toi. Je ne veux plus entendre ta voix. Tais-toi.

Elle se tourna vers moi.

— Vous voyez, madame, je croyais que c'était un type bien. On se trompe sur les hommes. On se trompe souvent. Moi je me suis trompée une première fois avec le père de Lisa. J'étais jeune, je ne savais rien de la vie. C'était un type dur, son père. Sans cœur. Il m'a quittée. J'ai trimé pendant des années pour ouvrir ma boutique, élever ma fille. Il est mort dans un accident de moto. Il ne manque à personne. Puis j'ai cru que celui-là, c'était le bon. J'y ai cru. Plus jeune que moi. On a eu le gamin ensemble. Il ne s'occupe pas de son fils. Il ne fait rien pour son fils. Pour lui, Arnaud, c'est juste un pauvre petit autiste, je me demande même s'il l'aime.

Un long silence. La fille haletait.

Sa mère a repris, la voix grave, douloureuse.

— J'aurais dû me douter dès le départ que j'étais tombée sur un autre mauvais numéro. L'été des seize ans de Lisa. Il y a deux ans. Quand il a commencé à la regarder, à la reluquer. À la tripoter. Oui, ça a dû commencer à ce moment-là. Et moi je n'ai rien voulu voir. Cela me faisait trop peur, alors je fermais les yeux. J'ai bien remarqué comment il se comportait avec elle. Mais j'avais confiance en ma fille, voyez-vous. Comment ne pas avoir confiance en sa propre fille ? Elle avait un petit ami, elle était sérieuse. Je me disais que c'était une fille bien, ma Lisa, et que même si Dan lui tournait autour, elle n'aurait rien fait, puis elle avait son petit copain, elle avait sa vie. Je me suis trompée sur ma fille, aussi.

— S'il te plaît, maman !

La fille avait une voix larmoyante.

Mais Eva Marville ne la regardait pas. Ni son mari. Elle ne les regardait plus. Elle me regardait, moi.

— La vie. C'est ça, la vie. On ne se connaissait pas, et maintenant, je me souviendrai de vous pour le restant de mes jours. Vous pensiez que c'était moi, et en venant, vous avez trouvé une autre vérité. La pire. Les flics l'auraient trouvée aussi, en venant lundi. Mais c'est de vous que je me souviendrai. C'est votre visage. Vos yeux. Vous avez dit : « Je sais que c'est vous. » Je n'avais pas compris, sur le moment. Mais vous n'aviez pas tort. Ma fille, ma chair. Votre fils, votre chair. La vie. Ça bascule en quelques secondes, vous avez vu ? Votre fils, une voiture, le coma. Ma fille, mon mari, leurs saloperies. Quelques secondes. Comme ça.

Elle est sortie de la pièce en titubant, une main plaquée sur sa bouche, comme si elle allait vomir.

De sa cachette, le petit garçon frisé s'est mis à hurler, à hurler de toutes ses forces, un hurlement insupportable, mais ni son père, ni sa demi-sœur n'ont fait un geste vers lui. Sa mère n'est pas revenue. Il s'est enfin tu, brutalement, comme un disque qu'on interrompt en pleine chanson.

Après le départ d'Eva Marville, impossible de rester. La fille et le mari semblaient embourbés, impuissants. Ni l'un ni l'autre ne parlaient. Ils étaient comme statufiés, incapables de me regarder, drapés dans leur honte.

Je me suis levée. Je les ai bien observés. Je contemplais enfin les personnes qui avaient renversé mon fils ce jour-là. Je les ai bien imprimés au fond de ma mémoire, j'ai retenu chacun de leurs traits, leur posture, leur odeur, le bruit de leur respiration, puis je suis sortie de l'appartement et j'ai dévalé l'escalier à toute vitesse. Je voyais la scène. Je voyais tout. La nuit dans un hôtel. La nuit d'amour illicite. Sa blondeur, son corps potelé sous le corps de l'homme plus âgé, sa bouche à lui au moment de sa jouissance, veule, laide. Les gestes. Les mots. Je les voyais. Je voyais tout. Le déjeuner trop arrosé dans une brasserie. La fille qui veut prendre le volant, allez Dan, juste ce boulevard, je l'ai déjà conduite la bagnole de maman, je ne lui ferai pas une égratignure, allez, sois cool, pousse-toi, allez. La voiture qui prend de la vitesse, le fou rire de la fille, l'homme qui se laisse griser par l'insouciance, le rosé dont il a abusé, les images de la nuit qu'il vient de passer, la peau élastique des cuisses dorées qu'il pétrit sous ses doigts, et l'adolescent qui déboule au feu rouge, derrière le bus, le tchock que fait le corps de l'adolescent en valsant par-dessus le capot de la Mercedes, merde, merde, c'était quoi, putain, Lisa, ne ralentis pas, ta mère va nous tuer, faut pas que ta mère sache pour nous, jamais, avance je te dis, avance jusqu'au prochain feu, je reprends le volant, t'inquiète, le gamin, il aura rien, il s'est déjà relevé, on oublie tout et pas un mot à ta mère, t'entends ?