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Je me sentais asséchée. J'étais une coquille vide, je n'étais plus rien, juste quelque chose de léger et de vaporeux que le vent transbahute. Je marchais dans l'humidité de la nuit comme une somnambule, assommée, achevée par tout ce que je venais de voir et d'entendre. Je savais, je savais à présent ce que j'étais venue chercher. Je me sentais comme apaisée, mais épuisée, aussi.

L'orage avait exacerbé les odeurs et les parfums qui se télescopaient autour de moi. Relents citronnés des tamaris, arôme plus poivré des hortensias. Puis mon nez a débusqué l'effluve d'un figuier, piquant, sensuel, terreux, et tout à coup une image m'est revenue, celle de nos dernières vacances en Italie. Et du figuier devant la maison qui surplombait la mer. Andrew m'avait entraînée une nuit sous l'arbre, pendant que les enfants dormaient, il faisait une chaleur caniculaire, comme souvent en Italie, cet air étouffant, odorant, qui pèse sur vous comme une paume moite, et je revoyais ses mains sur moi, sur ma peau bronzée, et je me souvenais de la chaleur de sa bouche qui s'attardait entre mes cuisses, et je revoyais l'entrelacs des racines du figuier qui accueillait mon dos, l'écorce grise et lisse, le vert touffu des feuilles au-dessus de nos têtes, et cette exhalaison entêtante, boisée, qui nous surplombait comme un parapluie parfumé. Son rire, le mien, et la montée du plaisir qui se faisait douce et langoureuse, si facile, fluide. Andrew. Il me manquait tant en cet instant et avec une telle violence que j'ai eu envie de crier son nom. J'ai tâté la poche de mon blouson pour attraper mon téléphone, puis je me suis souvenue que je l'avais laissé sur la table de nuit.

Le figuier se trouvait de l'autre côté de la villa, il n'était pas très grand, mais il sentait très fort, cette inimitable et exquise odeur qui me ramenait à cet été italien, à ce bonheur souple, insouciant, que j'aurais tant voulu retrouver. Était-il trop tard ? Avais-je perdu Andrew ? Est-ce que je parviendrais à faire comprendre à Andrew pourquoi c'était si important pour moi de venir ici, de connaître la vérité ? J'avais peur de sa froideur, de son mépris, j'avais peur de me dire que peut-être il ne m'aimait plus, que ces quatre jours sans lui avaient fini par couler notre mariage déjà fragile. J'avais besoin de lui, de ses silences, de sa force, de sa droiture. Maintenant que j'avais compris ce qui s'était passé ce 23 mai, pouvais-je espérer retrouver Andrew, retrouver nos sensations de l'été italien, de l'amour sous le figuier, de la complicité teintée de désir qui nous faisait à présent défaut ?

Je me suis mise à courir aveuglément, le plus vite possible, de toutes mes forces, mes baskets dérapaient sur la chaussée encore trempée, mais je m'en fichais, courir, courir, appeler Andrew, lui dire combien je l'aimais, combien il me manquait, lui dire que j'allais rentrer vite maintenant que je savais qui avait renversé Malcolm, oui, j'allais rentrer, vite, le plus vite possible.

Il devait être minuit. En arrivant chez Arabella, toutes les lumières étaient allumées. Un pressentiment m'a étreint. À bout de souffle, j'ai ouvert la porte, et c'est Georgia qui est venue se blottir contre moi en gémissant : « Maman ! Maman ! » puis j'ai vu Arabella derrière elle, Arabella au visage ruisselant de larmes, soutenue par Candida, en larmes elle aussi. J'ai chancelé, le sang s'est vidé de mon visage d'un coup, j'ai dû me tenir au chambranle de la porte.

Arabella m'a dit de ne pas avoir peur, mais j'avais si peur que j'ai voulu me boucher les oreilles, j'imaginais déjà le pire, j'entendais déjà le pire, Malcolm était mort, mon fils était mort. Mais Arabella souriait à travers ses larmes, un sourire radieux, même si elle pleurait comme une fontaine, et j'ai enlevé mes doigts de mes tympans pour l'entendre me dire : « He came out of the coma ! Out of the coma ! »

Sorti du coma. Sorti du coma. Arabella m'a tendu un téléphone, m'a chuchoté : « No, not his mobile, call the hospital directly », et j'ai fait le numéro avec des doigts gourds à force de trembler, la petite agrippée à moi, et j'ai balbutié : « C'est la maman de Malcolm…»

Éliane, l'infirmière que j'aimais bien.

— On essaye de vous joindre depuis deux heures ! Votre mari est là !

J'ai marmonné que j'avais oublié mon portable. Pouvait-on me passer mon mari ?

La voix d'Andrew. Tremblante, claire, comme une voix de tout jeune homme.

— Where were you, Justine ? Shit, where were you ?

Comment lui expliquer ce que je venais de vivre, ce que je venais d'apprendre ?

— Andrew, je sais tout, maintenant, je sais qui l'a renversé.

— On s'en fiche, il est réveillé, il te réclame, son premier mot, c'était maman, tu m'entends, for God's sake, son premier mot c'était maman et tu n'étais pas là !

J'ai fermé les yeux.

— Pardon, Andrew. Pardon. Je t'en supplie, pardonne-moi.

Il haletait dans le téléphone.

— J'ai eu si peur. J'ai cru tout et n'importe quoi. J'ai cru que tu étais partie. Que tu avais décidé de me quitter, de nous laisser tomber. Georgia m'a dit qu'elle t'avait vue aujourd'hui avec un type, un motard. Elle vous a vus par la fenêtre, elle m'a dit que le type t'avait embrassée. Je me suis dit que tu étais partie retrouver ce type. Que c'était fini.

— Mais non ! C'était le flic, Laurent, tu sais, il était en vacances pas loin, il m'a dit que la police allait venir lundi matin chez cette femme, c'est tout, ce n'est pas ce que tu imagines !

— Justine, why are you not here ?

— Pardonne-moi. Oui, je devrais être là. Je le sais. Passe-le-moi, tu peux me le passer ?

Un silence.

Puis une voix d'homme.

— Maman.

Une voix d'homme que je ne reconnaissais pas.

— Malcolm ?

— Maman, où es-tu ?

Malcolm avait mué.

J'ai senti les larmes déborder, tandis que la petite, toujours fermement agrippée à ma taille, pleurait aussi.

— Mon Malcolm. Mon bébé.

— Maman, tu viens ? Maman ?

— Oui, mon Malcolm, oui je vais venir.

À nouveau la voix d'Andrew.

— Je t'ai pris un billet sur Internet, tu as un vol demain matin à sept heures. Granbella et Georgia reviendront un peu plus tard dans la journée.

— Comment est-il ? Comment va-t-il ?

— Il est immense. Il est blanc. Maigrichon. Demain il va se mettre debout. Je suis sûr qu'il te dépasse. Le médecin est content. Il dit qu'il n'y aura pas de séquelles. Mais on en reparle demain.

— Oui, demain.

— J'étais là quand il a ouvert les yeux. Vraiment ouvert les yeux en me voyant. J'avais l'impression qu'il revenait d'une autre planète. Comme une deuxième naissance. Il m'a regardé, et avec cette nouvelle grosse voix qui m'a fait sursauter, il a dit maman.

Je ne pouvais qu'écouter, en pleurant.

— Demain, je vous veux autour de moi, you hear me Justine, tous les trois autour de moi, toi, lui et la petite, notre famille, nous quatre. Je ne veux plus être loin de toi, de Georgia, tu m'entends ? Je ne peux plus supporter cette séparation, ça me rend fou.

J'ai pensé au figuier, aux images magiques de l'été dernier. Notre famille, nous quatre. Les enfants qui nageaient dans la mer transparente, en criant.

La voix d'Andrew était chaude, vibrante. Elle me faisait frissonner. Sa voix, sa voix d'avant, cela faisait si longtemps qu'il ne s'était pas servi de cette voix-là pour me parler.

— I love you, you stupid, wonderful woman. I need you. I need you. Demain matin, viens directement à l'hôpital. Malcolm a parlé à tout le monde, pendant qu'on te cherchait partout comme des fous, espèce d'idiot girl, et qu'on a compris que tu avais laissé ton portable dans ta chambre. J'ai prévenu tes parents, ta sœur, Olivier. Tiens, je te repasse ton fils.