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Il a dû avoir pitié de moi. Il a murmuré :

— Comment il va, le gamin ?

— Un peu mieux, je crois. Mais il est toujours dans le coma.

— On le retrouvera, madame. Ça mettra du temps, mais on le retrouvera.

J'ai raccroché. Je suis allée dans la cuisine boire un verre de vin. Ce n'était pas l'heure, mais tant pis. J'en avais besoin. Puis je me suis dit que je devais appeler mes amies pour leur dire. Je n'en ai pas eu le courage. J'ai envoyé quelques e-mails, sans trop rentrer dans les détails.

Le téléphone a sonné. Le numéro de maman s'est affiché. Je n'avais pas le courage de lui parler non plus. Sa voix a résonné dans la pièce après le bip sonore.

— Chérie, c'est moi. J'ai eu Andrew, il m'a donné les dernières nouvelles. Ta fille est à l'école. Elle a bien dormi. Elle sait que tu viens la chercher tout à l'heure, mais si tu as encore besoin de moi, n'hésite pas. Ton père est dans un état affreux. Il est effondré. J'ai parlé à ton frère, à ta sœur. Je sais qu'ils t'on t appelée. On est là, ma chérie. Je suis là, ma Justine, tu peux compter sur moi.

J'ai essayé de me concentrer sur mon travail. Impossible. Sur l'écran, je ne voyais que le visage immobile de Malcolm.

La voix de l'attachée de presse au téléphone.

— Vous devez venir, il y a un problème. Votre traduction ne correspond pas au produit. Cela ne va pas du tout. C'est catastrophique. Catastrophique !

J'ai eu envie de lui dire de mesurer ses mots. J'ai eu envie de la secouer comme un prunier, cette bonne femme ripolinée dans son bureau « zen » tout blanc, avec ses mules, ses bracelets en argent massif, ses cheveux noirs et brillants. Elle pourrait utiliser un autre mot que « catastrophique » pour une simple traduction. Est-ce qu'elle savait ce que cela voulait vraiment dire, catastrophique ? Un fils dans le coma, par exemple ? Mais je ne lui ai rien dit. J'ai respiré calmement. Puis j'ai répondu que c'était normal que ma traduction ne corresponde pas au produit, je lui ai rappelé, toujours aussi calmement, qu'elle n'avait jamais voulu que je le voie, le produit. Ce parfum était protégé, secret, personne ne l'avait vu, ni senti, avant sa sortie. Je ne connaissais même pas son nom, juste un nom de code : « X500 ». Comment traduire ce texte d'anglais en français sans avoir vu le flacon, humé le parfum ? Comment écrire quelque chose de sensuel, d'évocateur, qui fasse rêver dans les chaumières, alors qu'on ne m'avait donné qu'un résumé en anglais, sec comme du pain rassis ?

J'ai parcouru des yeux une partie de mon texte.

Frivolité affreuse et soudaine des mots, obscénité de ces phrases futiles qui ne voulaient plus rien dire, images de femmes fardées et poudrées, parfumées, vaniteuses, rivées à leur physique, leur séduction, leurs aventures. « La peau dorée, lissée par le soleil, je me sens libre, belle, insouciante. La chaleur du jour se prolonge jusqu'à tard dans la nuit, telle une envoûtante promesse. Dans le miroir je me découvre, hâlée, gorgée de lumière. La nuit m'investit, me nimbe d'une sensualité estivale. Le parfum que je porte m'habille de sa fraîcheur sombre, galvanise mes audaces, exprime toutes mes envies d'été. « X500 » m'ouvre les portes de la nuit. Je sais déjà que je ne dormirai pas avant l'aube. « X500 », pour m'abandonner à la sensualité des nuits d'été. »

— Il faut que vous veniez tout de suite, nous avons pris une décision ! Nous avons décidé de vous montrer le flacon et de vous faire sentir le parfum. C'est hautement interdit, mais nous n'avons pas le choix.

J'ai eu envie de lui dire que je ne pouvais pas venir, tant pis pour le parfum, tant pis, que mon fils avait eu un accident grave, que c'était impossible, tant pis. Mais Andrew était avec lui. Andrew ne bougerait pas tant que je ne serais pas revenue. Je savais que je pouvais y aller. Alors j'ai dit oui.

Il fallait ôter mon jean, mes baskets, mon pull. La maison qui représentait le parfum avait une image de luxe. Moi pas. J'ai enfilé un tailleur sombre, classique. Des escarpins fins. Une tenue qui ne me ressemblait guère. Une tenue que je mettais pour aller à ce genre de rendez-vous, ou pour les enterrements.

Un enterrement. Malcolm. Sa mort. Son enterrement. Ce tailleur. Sa tombe. Je me suis laissée tomber sur le lit. J'ai fermé les yeux. Il fallait arrêter de penser à des choses si noires. Ma sœur m'avait dit au téléphone tout à l'heure : « Tu dois être positive, Justine, tu dois y croire, Malcolm a besoin que tu croies en lui, on croit tous en lui, il va se réveiller, il doit se réveiller, Justine, tu dois y croire. »

Je me suis raccrochée à la voix d'Emma, à son énergie, je l'imaginais dans son break familial cabossé, bondé d'enfants en bas âge, jonché de Pépitos émiettés, de doudous fatigués, son portable coincé entre la joue et l'épaule, ses longues mains racées sur le volant, son menton carré, volontaire que j'aimais tant et qui me manquait tant depuis qu'elle s'était entichée d'un colosse marseillais et qu'elle avait quitté Paris, je me raccrochais à sa voix ferme, sûre, vibrante : « Nous on y croit, Justine, alors toi, tu dois y croire aussi. » Puis mon petit frère, au téléphone, plus tard, de son bureau, à la Défense, la voix brisée, ne sachant que dire, bredouillant : « C'est affreux, trop affreux, Justine, j'espère qu'on va le choper ce salopard, j'espère qu'il ira en prison, qu'il y restera toute sa vie, ce salopard de merde. »

Devant l'attachée de presse, j'ai gardé un visage sobre, sans expression. Elle minaudait, me remerciait d'avoir fait le chemin. Elle semblait en transe rien qu'à l'idée de me montrer le parfum. Je l'ai suivie dans un long couloir feutré, peuplé d'autres dames longilignes en mules avec des bracelets clinquants, des cheveux brillants, comme elle. Malgré mon tailleur classique, mes escarpins, je sentais que je ne ressemblerais jamais à ces femmes-là.

Nous sommes entrées dans une petite pièce fermée à clef, sans fenêtres, blanc laqué, où il n'y avait rien à part une table et deux chaises. Elle m'a demandé de m'asseoir et nous avons attendu ainsi quelques instants. Silence. Elle m'a demandé poliment comment allaient mes enfants. Pourquoi cette question ? Je n'avais jamais parlé d'enfants avec elle. Nous n'avions parlé que de salaire, de texte, d'envoi par e-mail, par fax, de date butoir pour rendre le travail. Comment savait-elle, d'ailleurs, que j'avais des enfants ? C'était écrit sur mon front ? « Multipare » en grosses lettres ? Que lui dire ? La vérité ? Mon fils est dans le coma. Il est à l'hôpital.

Avant que je puisse lui répondre, quelqu'un a frappé à la porte. Elle s'est levée d'un bond, a ouvert presque fébrilement. Un jeune homme est entré, un sac en plastique noir dans ses mains. Il le portait précautionneusement, comme s'il s'agissait d'un objet fragile d'une valeur inestimable. L'attachée de presse a dit : « Ah ! nous y voici. » Elle m'a présenté le jeune homme qui s'occupait aussi du lancement du parfum. Gilles quelque chose. Il était brun, bouclé, les yeux clairs. Les deux semblaient étrangement excités. L'attachée de presse m'a dit, avec une voix grave, de circonstance :

— Vous allez être la seule personne en France, à part Gilles et moi, à voir le flacon, à sentir le parfum.

Ils portaient tous les deux sur moi des regards empreints d'une intensité bizarre. Le jeune homme a posé le sac délicatement sur la table. Il l'a ouvert, puis il a pris dans ses mains un flacon qu'il a donné à la jeune femme, avec des gestes révérencieux, comme s'il lui tendait le Graal.

Elle a saisi l'objet, puis me l'a montré, en me faisant comprendre que je pouvais regarder, mais pas toucher. Les deux semblaient attendre un commentaire de ma part. Je n'ai rien dit. Je trouvais leur comportement tellement ridicule que j'ai failli m'esclaffer.