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L'attachée de presse a appuyé sur le vaporisateur, vers le plafond. Puis elle m'a dit : « Sentez. »

J'ai tenté d'attraper l'effluve en avançant mon nez. Sans succès. Agacée, elle a recommencé, plus près de moi cette fois. J'ai dit que je ne sentais rien, pouvait-elle le vaporiser sur moi ? Les deux m'ont regardée, scandalisés. Sur moi ? Mais je n'y pensais pas. C'était de la folie. Quelqu'un pourrait le sentir, et ce serait foutu. Tout ce travail, toute cette préparation, tout ce lancement serait foutu. J'ai dit : « Sur un morceau de papier alors, un mouchoir ? »

Elle a accepté, de mauvaise grâce. Sur un Kleenex j'ai capté une odeur sucrée, médicamenteuse, qui m'a rappelé les inhalations que me faisait subir ma mère lorsque j'étais enrhumée, tête recouverte par une serviette, penchée au-dessus d'une bassine.

— Inouï, non ? a dit l'attachée de presse.

Elle a plissé les yeux avec délices, caressant le flacon triangulaire d'un geste presque sexuel. Rien ne semblait aussi important que ce parfum. Le monde entier tournait autour de ce parfum. Ces gens étaient capables de me payer une petite fortune rien que pour ma traduction d'un texte ridicule concernant ce parfum. Il allait y avoir des publicités immenses, des affiches, des spots pour lancer ce parfum. Il allait sortir simultanément en Europe et aux États-Unis. On n'allait plus parler que de lui.

Jamais je ne me suis sentie aussi déconnectée, aussi lointaine. Aussi décalée. L'impression d'être dans un film surréaliste. Cette pièce laquée, cette odeur écœurante de médicament, ce flacon irisé, et mon fils, à l'hôpital, ses yeux clos, son corps qui ne bougeait plus.

L'attachée de presse me regardait. Le jeune homme également. Ils attendaient que je m'extasie moi aussi. J'ai simplement dit que j'allais me remettre au travail. Je suis partie, avec le poids de leurs regards dans mon dos.

Au chevet de Malcolm, Andrew pianotait sur son ordinateur portable. Je suis venue m'asseoir à côté de lui. Il m'a pris la main, l'a embrassée. J'ai regardé son profil, sa mèche poivre et sel qui lui tombait sur les yeux, sa petite bouche fine. Il a collé ma main contre ses lèvres. Puis il s'est tourné vers moi. Il avait l'air fatigué, triste. Il a rangé l'ordinateur, puis m'a prise dans ses bras. Je me suis accrochée à lui, et j'ai laissé quelques larmes couler. Il a murmuré : « I love you. » Par-dessus son épaule, à travers les larmes, le visage pâle de Malcolm, figé dans son faux sommeil. J'ai pensé : Pourquoi nous ? Pourquoi ça nous arrive, à nous ? Qui décide de tout ça ? Qui décide qu'un jour, c'est telle personne, telle famille ?

Andrew me serrait contre lui. Il était si grand, si fort. Ma mère l'appelait « le géant silencieux ».

Andrew ne parlait pas beaucoup. Il n'aimait pas les bavardages, il n'aimait pas les paroles en l'air. Ses silences étaient riches. J'avais toujours aimé ça chez lui. Lors de notre première rencontre, il y avait quinze ans, dans une soirée parisienne, c'était moi qui avais parlé, pendant une heure. J'avais été intriguée par ce grand type silencieux aux épaules larges, au visage fin.

Quand j'avais enfin entendu le son de sa voix, perçu son accent anglais, j'avais été charmée. Il vivait en France depuis quelques années. Il travaillait dans un cabinet d'architecture. Je ne savais pas grand-chose de l'Angleterre, des Anglais. Je connaissais mieux les États-Unis, j'avais passé plusieurs étés là-bas. C'était l'Amérique qui me fascinait, pas l'Angleterre. Mais avec Andrew, j'ai appris à connaître ce peuple étrange. J'ai succombé à son charme, à son attrait. Au point d'en épouser un. Et de porter son nom, imprononçable pour la plupart des Français.

Peu de temps après notre rencontre, Andrew m'avait confié qu'il était daltonien. Il ne voyait pas la différence entre le marron et le vert, le violet et le bleu, le gris et le rose. Je ne comprenais pas ce qu'il percevait. Je me disais qu'il devait tout voir de la même couleur uniforme. Quelle tristesse ! Comment voyait-il Venise, avec ses tons si particuliers, ses teintes lavées, magiques ? Il avait souri. Il voyait autre chose que moi, c'était vrai. Mais il savait que c'était beau. La beauté ne lui échappait pas.

— C'est comme tes yeux, honey. Je suis incapable de définir la couleur de tes yeux. Verts ? Jaunes ? Gris ? Qu'importe. Je sais que tu as des magnificent eyes.

Andrew s'est levé, s'est penché sur son fils, l'a embrassé sur le front. Il a mis sa veste, pris son ordinateur, passé une main tendre dans mes cheveux.

— See you later, darling.

Je l'ai regardé partir, sa haute silhouette élégante, ses 195 centimètres qui faisaient que mon frère et mon père, pourtant grands, paraissaient des nains à côté d'Andrew. Tout le monde était immense dans la famille d'Andrew. Sa mère, sa sœur me dépassaient d'une tête. Quand j'allais leur rendre visite à Londres, je mettais toujours des talons. Malcolm, à treize ans, était déjà beaucoup plus grand que ses copains d'école. Même bébé, il était tout en longueur, comme son père.

Tellement anglais, gloussait ma mère, avec un sourire entendu. Andrew et Malcolm, et toute ma belle-famille, tellement anglais, Malcolm a tout pris de ta belle-famille. Tellement anglais. Sourire appuyé. C'était inimaginable comme cela m'énervait, à présent. J'avais souvent surpris maman, au début de notre mariage, quand elle venait dîner chez nous, en train de retourner subrepticement les fourchettes qu'Andrew plaçait « à l'anglaise », pointes en l'air, et non tournées vers la table. Ça ne se fait pas chez nous, chuchotait-elle. Je n'avais rien dit, penaude, jusqu'au jour où Andrew lui avait gentiment tapé sur le poignet pendant qu'elle œuvrait à remettre les fourchettes « à la française ». Elle avait rougi et Andrew avait hurlé de rire : « Et on nous appelle « la perfide Albion » ! » s'était-il exclamé, hilare. Chaque fois que mes beaux-parents ou ma belle-sœur débarquaient, c'était pareil. Tellement anglais. Mes parents et leurs sourires mi-figue mi-raisin, ce regard teinté d'une supériorité qui m'exaspérait. Tiens, quand tu mets ce chapeau, Justine, c'est fou ce que tu fais anglaise, on dirait ta belle-sœur. Et je comprenais de suite qu'il ne s'agissait pas d'un compliment. Arabella et Harry ne disaient jamais de mes parents : so French, avec des rictus crispés. Mais Isabella, la sœur d'Andrew, m'avait avoué lors d'un réveillon arrosé, juste après le Auld Lang Syne, à ce moment peu ragoûtant où tous les convives trempent leurs lèvres à tour de rôle dans une coupe qui circule pour fêter la nouvelle année (et qui me faisait invariablement penser à un bouillon de culture d'aphtes, herpès labial, et autres staphylocoques réjouissants), qu'au début de nos fiançailles, nous étions, mes parents, Emma, Olivier et moi, les « Frenchies ». Et pire, les « Frogs ». Andrew's going to marry a Frog. Good Lord ! Heavens above ! Et du côté français, une vieille tante édentée s'était écriée, affolée : « Elle ne va tout de même pas épouser un protestant ? » Je me suis assise près de Malcolm, j'ai pris sa petit main chaude dans la mienne. Je ne savais pas quoi lui dire. Il paraît qu'il faut parler aux personnes dans le coma. On entend toujours dire cela. Parlez, parlez, parlez. Le médecin l'avait dit aussi, les infirmières, parlez, parlez, parlez. Mais les mots ne venaient pas. J'aurais voulu savoir si Andrew lui avait dit quelque chose. J'aurais aimé savoir quoi. Je me suis sentie nulle de ne pas pouvoir parler à mon fils.

Alors j'ai chanté, à voix basse, une comptine anglaise qu'il adorait, que son père et moi lui chantions, soir après soir, quand il était bébé et qu'il ne trouvait pas le sommeil, quand il était la plus belle chose que nous ayons jamais vue, rond et rose dans son couffin, à gigoter, ses yeux bleus allant de moi à Andrew, d'Andrew à moi, quand nous étions capables de rester des heures entières rien qu'à le regarder, main dans la main.