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J'étais si touchée, si émue par ces dizaines d'appels, par ces voix jeunes, qui ressemblaient tant à celle de Malcolm, que les larmes ont commencé à couler. Je faisais de mon mieux pour les cacher à Georgia, je lui tournais le dos, je reniflais, je m'essuyais les yeux avec le dos de la main. Ensuite, plus tard, Andrew rentré et la petite couchée, appel du professeur principal de Malcolm, que je connaissais pour l'avoir vu plusieurs fois. Malcolm s'était fait mal voir d'une enseignante remplaçante, dont l'anglais était bien moins bon que celui de mon fils, parfaitement bilingue depuis sa naissance. Malcolm en avait peut-être un peu trop fait, et la jeune femme avait peut-être réagi trop violemment. Le professeur principal, un homme prolixe d'une cinquantaine d'années, d'origine libanaise, était plein d'humour. Il avait réussi à calmer les susceptibilités de tout le monde. Mais ce soir-là au téléphone, il ne savait pas quoi me dire. Il cherchait ses mots. Silences et blancs à l'autre bout de la ligne. Sa respiration. La mienne.

Il m'a dit ceci, lentement : « Madame, Malcolm est dans mes prières. »

Retour au commissariat. On nous a fait attendre une heure dans une pièce bondée, crasseuse, pour nous annoncer qu'il n'y avait rien de nouveau. Tant qu'on n'aurait pas la plaque complète, on ne pouvait rien faire. Andrew écoutait, stoïque. Je sentais l'énervement m'envahir. Rien de nouveau. Rien à faire. C'était tout ce qu'on pouvait nous dire ? Malcolm entre la vie et la mort, le chauffard peinard, et rien à faire ? J'ai eu envie de leur cracher à la figure, à tous ces flics blasés au regard fuyant, imbus de leur sale satisfaction de flics, avec leurs uniformes mal coupés, leurs fesses carrées moulées dans ce tissu bleu marine luisant, immonde, leurs menottes qui pendouillaient à leur ceinture comme un trophée ridicule et qui faisaient des cliquetis contre leur flingue.

J'aurais voulu revoir le policier aux yeux clairs, celui qui m'avait dit au téléphone : « On va le retrouver, madame », j'aurais voulu voir ce type-là, ses yeux clairs, chaleureux, et pas ces flics-là, campés dans leur indifférence, dans leur insupportable supériorité. Je me suis mise à trembler de la tête aux pieds. Andrew a posé une main apaisante sur mon épaule : « Let them do their job, honey. »

Je lui ai répondu par une injure anglaise, ma préférée, celle que je trouve la plus forte, la plus puissante, la reine des injures, l'injure suprême, l'injure qu'aucune injure en français ne pourra jamais égaler, j'ai craché : « Fuck them. »

Malcolm n'était jamais malade. Il n'avait pas mis les pieds dans un hôpital depuis sa naissance. J'avais dû rester allongée cinq mois lors de ma grossesse, dans un hôpital du 14e arrondissement. Cela faisait treize ans, mais en me retrouvant là, aujourd'hui, avec lui, dans cet univers blanc, stérile, inquiétant, tout me revenait. La perfusion que j'avais dans le bras, qui empêchait les contractions, et que je devais garder nuit et jour. À la fin, on me piquait sur le dos de la main, car toutes les autres veines de mes avant-bras avaient lâché. C'était douloureux. J'en avais encore les traces, des petites taches blanchâtres qui ne s'étaient pas effacées avec le temps. Je me suis souvenue des cales au bout du lit pour que j'aie les pieds plus haut que le reste du corps, afin qu'il n'y ait aucun poids sur mon ventre. Pas le droit de me mettre assise, interdiction formelle de me mettre debout. Je me suis souvenue de mes mollets qui avaient fondu comme neige au soleil après cinq mois d'inactivité, de la kiné qui venait me les masser tous les jours, de la difficulté que j'avais eue à remarcher, une fois que Malcolm était venu au monde. Je me suis souvenue de la nourriture fade et tiède, du ballet des infirmières dès six heures du matin, du bassin en forme de poire, en plastique blanc, usé, qu'on me tendait, de la toilette qu'on me faisait d'une façon à la fois amicale et blasée, de ce bébé que je portais auquel je n'osais plus penser, que je n'avais pas nommé, tellement j'avais peur de le perdre. Je me suis souvenue de ce ventre qui poussait, qui poussait, tandis que je devenais de plus en plus pâle, le reste du corps de plus en plus maigre, décharné, mon visage se creusant tandis que le bébé grossissait, pompait tout de moi. Un petit vampire de bébé qui se nourrissait de moi. Et pourtant, quand j'étais arrivée à l'hôpital, cette nuit d'avril, avec le ventre encore plat qui se durcissait, qui se contractait, avec le sang qui coulait d'entre mes jambes, je m'étais dit que je ne le garderais jamais, que c'était fini, que la joie d'être enceinte avait été de courte durée, que c'était si injuste, qu'on ne se remettrait pas de cela. Andrew me tenait la main dans l'ambulance, le visage gris d'angoisse. Aux urgences, on m'avait installée un monitoring sur le ventre, et on nous avait laissés là, Andrew et moi, avec le bruit du cœur de ce bébé, ce bruit qui ressemblait à un cheval au galop, et j'ai pensé que c'était abominable d'entendre le cœur de son bébé qui va mourir, qui va naître trop tôt, et mourir. On avait cherché comment baisser le son sur cette maudite machine, et puis le grand chef était arrivé, suivi de son escorte d'internes, d'externes, d'infirmières, il m'avait examinée, et il nous avait dit : « On va bloquer tout ça, ce bébé, il va rester là où il est, il est beaucoup trop en avance. »

Malcolm. On était tout de suite tombés d'accord sur ce prénom, quand on avait su que c'était un garçon. Mais on avait dû attendre les fameuses trente-deux semaines d'aménorrhée, les fameux sept mois avant de pouvoir reparler de son prénom. Malcolm. On voulait un nom qui se prononce aussi bien en français qu'en anglais. Un nom original, qui sonne bien, un nom pas comme les autres. Ses origines celtiques nous avaient plu. Mes parents avaient été surpris. « Qu'est-ce que c'est que ce prénom ? Vous n'êtes pas sérieux. Vous n'allez pas l'appeler comme ça ! » Tellement anglais. On avait tenu bon. Je ne me lassais pas d'écouter Andrew le répéter : « Mal-cum » impérial, aérien. Mais les Français ne le disaient pas comme il fallait, je l'avais vite compris. Cela donnait « Malle-colme », en prononçant le second « L » et en insistant sur la dernière syllabe.

Mes parents voulaient venir dîner. Je ne le souhaitais pas, mais ma mère a insisté. Elle apporterait le vin et le dessert. J'ai capitulé. Comme d'habitude, ils sont arrivés dès dix-huit heures trente. Andrew n'était pas rentré. Depuis la retraite de mon père, et son hypocondrie, les dîners avec eux avaient lieu de plus en plus tôt. Malcolm en avait même inventé un nom : le « goûneur », une contraction de goûter et de dîner. Mon père, engoncé dans sa parka, avait son visage allongé des mauvais jours. Ma mère, trop maquillée, trop parfumée, s'activait dans la cuisine avec Georgia. Elle en faisait trop. Ses gestes appliqués. Ses vêtements apprêtés, ses foulards bon genre. Ses mocassins vernis. Pourquoi ce soir la regardais-je comme si c'était la première fois, avec une sorte d'horreur secrète et consternée ? Pourquoi me faisait-elle pitié alors qu'elle était venue pour nous aider, pour nous apporter son soutien ? Je rêvais qu'elle s'en aille, qu'ils partent tous les deux, qu'ils nous laissent. Vite, maintenant. Et Andrew qui n'était toujours pas là. Discrètement, j'ai envoyé un texto à mon mari : « Hurry up ! » Puis je suis allée retrouver mon père dans le salon. Je ne savais pas quoi lui raconter, à vrai dire, je n'avais vraiment pas envie de lui parler. Mais il était venu, lui aussi, comme maman, il voulait me voir, nous voir. Alors je me suis assise à côté de lui. C'était étrange. Mon père, là, tout près, et je n'avais ni envie ni besoin de sa présence, de son amour qu'il me montrait si peu. Il était à jamais fermé pour moi, cadenassé, fortifié, comme une statue du Commandeur rouillée, usée, fatiguée par les années.