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San-Antonio

Mon culte sur la commode

L’hypothèse la mieux élaborée ne saurait remplacer la réalité la plus bancale.

San-Antonio

MERCREDI DES CENDRES

Paris 15 h 20.

Pour un film de cul, celui-là était de toute beauté. Soigné, comme on dit, avec des couleurs aux tons pastels, manière d’atténuer la brutalité d’un gros plan de bite survoltée.

La scène en cours représentait une exquise dame en attente de son amant qui se jouait Ramona avec trois doigts sur écran large. Les poils de sa chatte faisaient penser à un jardin touffu au printemps. Rien n’y manquait : ni les scintillements de la rosée, ni le jeu du soleil sur cette végétation luxuriante et luxurieuse.

Alexandre Martinet regardait de tous ses yeux les trois doigts de la jolie dame qui s’engouffraient et dégouffraient dans un bruit délicat de clapotis au crépuscule sur les eaux alphonsines du Bourget.

Une sourde irritation lui venait du fait d’un spectateur qui s’obstinait, derrière lui, à vouloir sortir un bonbon de son papier. Ce bruit de chiotte nuisait à sa quasi-félicité. Il songeait que le métier de cinéma est difficile car il repose uniquement sur la création d’un climat. Qu’un super-con rompe le climat laborieusement créé, avec un papier de bonbon, relevait du sacrilège. Aussi Alexandre Martinet se retourna-t-il vers l’importun pour murmurer d’un ton de confessionnal : « Un peu de silence, je vous prie ! » A quoi l’autre riposta à haute et intelligible voix : « Eh, pépère, c’est pas le Dialogue des Carmélites, qu’on te projette. »

Et ce fut la dernière voix humaine qui retentit jamais dans la salle de « L’Eclat-Lux » vu qu’il se produisit une déflagration effroyable qui anéantit ce cinoche ainsi que ses cent quarante-trois spectateurs du moment.

Paris 15 h 20.

— Ce qui me gêne ?

Vous voulez savoir ce qui me gêne ?

Vous voulez le savoir vraiment ? Pour de bon ? Tout de go ? Là, en plein ?

Votre culte, San-Antonio.

Votre culte ! Uniquement votre culte.

Vous êtes entouré d’une sorte de vénération intolérable. A l’énoncé de votre nom, les gens se mettent à sourire comme si on leur promettait des choses plaisantes.

On parle trop de vous. On écrit trop sur vous. On vous loue, on vous prête. Pire : on vous lit ! Alors là… Alors là… Et que lit-on de vous, San-Antonio ? Des choses ! Pas même : des machins. On trouve un parfum littéraire à des élucubrations qui ne seraient même pas de mise dans un banquet de charcutiers de sous-préfecture. Les gens sont sots, assoiffés de tous les exotismes. Avides de découvrir n’importe qui et n’importe quoi. Dans quel but ? Mystère ! Pour prouver quoi ? Ils l’ignorent. On vit au siècle de vous savez quoi, San-Antonio ? De la poubelle ! Les peintres peignent des poubelles. Que dis-je, même pas. Ils se contentent de les exposer en déclarant que c’est cela, l’art ! Vous, vous écrivez poubelle, pardonnez-moi de vous le dire. En convenez-vous, au moins ? N’est-ce pas que vous écrivez poubelle ? »

Avec deux « l », oui, monsieur le directeur !…

Et il en rit ! Mon pauvre ami, mon pauvre enfant… Vous accélérez la déchéance. Ne le sentez-vous point ? La vôtre, la nôtre…

La leur ?

La leur aussi. Vous avez le parti pris de perdition. Et le peuple de France d’en roucouler d’aise. Les critiques de vous aduler. Le clergé, le tiers état, les militaires, même les douaniers, gens réputés sérieux ; tout le monde de vous tresser des lauriers, on vous glorifie, vous sanctifie, vous admet. Ne restent que de parcimonieux irréductibles, dont je me flatte d’être. Des hommes qui reconnaissent les véritables valeurs et les duperies. Mauriac vous aimait-il, San-Antonio ? Je gage que pas le moins du monde. Qu’il vous ignorait de la tête aux pieds. Et le cher Jean-François Revel ? Vous aime-t-il ? Répondez ? Non, n’est-ce pas ? Impossible ! Robbe-Grillet ? Moins encore. Nous sommes une élite, Dieu merci, à vous conspuer. Notre désaveu est un reliquat d’honneur national. Nous devrions fonder un club, une confrérie, quelque chose de ce genre. Encore que ça serait vous faire beaucoup d’honneur que de vouloir se grouper pour vous déshonorer. Ce qui me tanne, San-Antonio, c’est qu’on vous admette sans vous juger. Sans s’occuper de vos opinions, si toutefois vous en avez, ce dont je doute. La Droite vous déclare de gauche, avec un clin d’œil, et la Gauche de droite avec un même clin de l’autre œil. C’est cela le diabolique, mon petit. C’est là qu’il y a culte. Alors je vous le dis tout net : ça suffit, San-Antonio. C’est ter-mi-né. Poirot-Delpech ou pas, je crie « stop ». Non au poil à gratter, San-Antonio. Non aux turpitudes. La langue française s’est toujours bien débrouillée sans vous, foutez-lui la paix. C’est une dame vénérable qui mérite le respect ; respectez-la en cessant de lui foutre la main au cul comme à une sommelière bernoise. Ou alors, démissionnez, mon vieux. Quittez la police pour vous consacrer à vos excréments de plume.

— Entendu, monsieur le directeur : je quitte la police. Ma lettre vous parviendra au courrier de demain. Mes respects, monsieur le directeur.

Paris 16 h 12.

L’amphithéâtre était archicomble.

Il faut dire que la venue du professeur Grattemoule de l’Université de Montréal constituait un événement considérable. Ce célèbre savant canadien venait de découvrir le fameux point d’intersection des parallèles et des méridiens et toutes les revues scientifiques du monde occidental avaient glorifié l’exploit.

L’auditoire fasciné écoutait discourir le grand penseur (1,20 m de la queue à la tête), sans se soucier de son accent pittoresque.

Le professeur Grattemoule était un homme encore jeune puisqu’il n’avait que 59 ans (lorsqu’on n’est pas connu à cet âge-là on est déjà classé parmi les vieux cons). Bien que très érudit, il n’était pas chauve, et malgré sa formation scientifique aimait à se faire sucer par des dames expertes.

Il parlait bien, clairement, avec une rare puissance, en homme convaincu de pouvoir convaincre les autres. Les convaincants ont le monde à leurs pieds vu que l’humanité entière aspire à être convaincue. De n’importe quoi, mais à l’être bien.

Moulassi Moulassan pénétra dans l’immense salle, tenant son attaché-case de Prisunic à la main. Il le portait avec précaution, celui-ci étant bourré d’un explosif dont l’éloquence dépassait celle du professeur Grattemoule. Il descendit la travée centrale, dos courbé, à pas feutrés, soucieux de ne pas importuner l’assistance. L’état de retardataire impose certains devoirs.

Parvenu presque au bas de l’amphithéâtre, il fit mine de chercher une place, constata que tous les sièges se trouvaient occupés et repartit en abandonnant discrètement l’attaché-case sur le bord de la travée.

Prestement, il remonta en direction des portes, tandis que le professeur Grattemoule disait à ses disciples l’abus de confiance que représentait Greenwich et à quel point son fameux méridien est illusoire.

Moulassi Moulassan déboucha dans le couloir et dévala l’escalier de marbre à une allure supersonique.

Dix secondes plus tard, il se trouvait dans la rue. Aussitôt, il calma son allure.

— Hep ! cria alors une voix féminine.

Il se retourna machinalement et aperçut une fille moche, du genre boudin gentil, qui lui courait après en brandissant son attaché-case.

— Vous avez oublié ça.

Moulassi Moulassan sentit que ses testicules lui remontaient jusqu’à la gorge. Au lieu de rebrousser chemin, il se mit à foncer à travers la foule. Mais le souffle de la bombe le rattrapa et il culbuta, criblé d’éclats.