— Par ici, la sortie ! clame le Mastar, en déverrouillant la lourde de secours.
Admirable Bérurier ! Quelle force ! Quelle précision dans les gestes !
Voilà qu’il parvient à refouler la lourde. Une bouffée d’air froid nous fouette. Et une vaguée d’eau saumâtre nous arrose.
— Ça surprend, hé ? dit le Mammouth en claquant des ratiches. Allez, je m’évacuationne, passe-moi César, il est naze ou il fait semblant ?
Pinuche a été ranimé par la flotte. Je le détache et le refile à Alexandre-Benoît tel un paquet de linge sale, d’ailleurs, y a de ça ! Il reste tout bazu, l’ancêtre. Avec l’air de se demander s’il est né sous Louis XV ou sous Poincaré. Je visionne mes compagnons. Le Belgium et la gonzesse qui lui sert d’équipière sont saufs. Les deux Japs idem, et idem le black pote ainsi qu’un des gaillards qui ressemblaient à des rugbymen en voyage. Pour le reste, ça me paraît un tantisoit scrafé. Bousillé ou disparu dans l’eau bouillonnante qui nous monte à l’assaut.
— Vite, vite, par ici ! je lance aux rescapés.
Et je m’évacue.
Bérurier est déjà dans la baille, avec le père Pinuche sur l’épaule. Il nage en direction de l’aile arrachée qui flotte à une centaine de mètres. Good idée ! Je l’imite. Il s’agit de s’écarter avant que le z’avion ne coule. Note qu’avec l’aile qui lui subsiste, ça risque de durer un bout.
C’est très joli de vouloir s’agripper à une aile d’avion, seulement c’est lisse et rond, tu sais ? La prise est difficile. D’autant que l’océan la remue sans relâche, la balaie et la pousse vers de nouveaux rivages. Il est impossible de se jucher dessus. Et quand bien même nous y parviendrions, nous ne pourrions y demeurer.
Putain, ce que l’eau est froide.
— Je ne crois pas que la croisière se poursuivra longtemps encore, crié-je au Gravos.
— Viens me prendre César, répond-il.
En quelques brasses impétueuses, je rejoins mes deux lascars.
Pinuche, un brin comateux, supplie qu’on lui rende son chapeau, alléguant qu’il risque de s’enrhumer. Je lui promets qu’on va entreprendre des recherches dans ce sens.
Tandis que je m’efforce de lui maintenir la moustache au-dessus de l’océan, Béru se livre à une manœuvre dont l’astuce n’échappera à personne, pas même à toi qui pourtant, hein ? Magine-toi qu’il est parvenu à sortir son couteau de sa poche, à l’ouvrir avec les fausses ranches de son vrai dentier, et que ce malin perce des trous dans le bord d’aile, à grands coups de lardoire appliqués.
Un vrai pivert, le Béru. Toc, toc, toc ! Qui est là ? Il en ménage toute une série, légèrement au-dessus du point de flottaison.
— Amenez-vous, les mecs ! il s’écrie, mettez des étoffes autour de vos pognes, pas vous sélectionner les doigts en vous cramponnant ; on va pouvoir se maintiendre après cette aile… On nous envoiera fatalement du s’cours et d’en haut, l’aile est fastoche à retapisser.
Dans le ciel 15 h 60.
On nous a dépêché des secours, en effet.
Tout d’abord un avion de reconnaissance (te dire la nôtre, en l’apercevant !) qui n’a pas eu grand mal à nous repérer.
Et, peu après, une vedette rapide de la Marine Nationale. On commençait à ne plus se sentir, accrochés comme nous l’étions à cette putain d’aile, les doigts en sang. Et puis on a perdu un Japonouille : le plus petit, qui, trop lesté, a coulé à pic à cause de son briquet dont il n’a jamais pu se défaire. Un Jap aussi minuscule, ça ne devrait utiliser que des allumettes. Dans ce cas précis, la boîte lui aurait servi de radeau, à ce pauvre biquet. Et puis voilà, quoi. La fatalité !
Pinuche est raidi par le froid. Il claque des gencives, ayant paumé son Moulinex individuel dans le naufrage. On nous a aidés à nous dessaper et roulés dans des couvrantes bien chaudes. Des lampées de rhum chaud bien sucré nous ont redonné de l’énergie et on s’arbore des mines de chevaliers du Tastevin. La version de l’événement est très simple, on s’est tous mis d’accord pour dire que le vilain pirate, Bézamé Moutch, nous menaçait d’une grenade et qu’elle lui a éclaté dans les pattounes. Comme l’épave de l’avion repose à présent par trois mille deux cent vingt-quatre mètres de profondeur, on n’a pas à redouter une commission d’enquête.
Le lieutenant de corvée qui commande la vedette vient nous voir. Il explique qu’on ne va pas rentrer tout de suite parce qu’il drague dans les parages avec l’espoir de retrouver d’autres rescapés. Déjà, les hommes du « Vas-y mou » ont repêché un de nos compagnons. Il flottait, accroché à un attaché-case en bois, recouvert de faux cuir (le truc devait appartenir à un des Japs, probablement).
Et on l’amène, le nouveau Moïse sauvé des eaux.
Et mon cœur se transforme en godemiché, en le guignant, ce gusman. Oui, t’as deviné, Lajoie, il s’agit de Bézamé. Malgré son crâne open, il s’en est tiré, Duglandin. Sûrement parce qu’il n’était pas attaché.
Il est inanimé comme les objets qui ont une âme qui captive la nôtre et la force d’aimer. Pourtant, un quartier-maître dit qu’il vit encore. Les braves marins français se relaient pour lui faire la respiration artificielle.
T’exprimer ma consternation devant leurs efforts. Il est rare de souhaiter qu’on ne parvienne pas à ranimer un homme groggy. Et pourtant je forme des vœux, espère.
Cette fois, saint Fridolin me traite par le mépris. C’est pas le genre de prière qui est agréée, là-haut. Des vœux aussi louches, on les refoule. Retour à l’envoyeur. Ces messages-là ne sont même pas délivrés.
Au bout d’un quart d’heure, il est hors d’affaire, le razdmoulien. Bichonné, pansé, oint, enveloppé.
Il dort, si je te disais ! Un vrai bébé rose !
Les matafs se retirent pour d’autres éventuels saluts. Alors je convoque mes compagnons pour une réunion de salut public. Le Jap, les deux Belges, l’Ivoirien, le rugbyman.
— Le repêchage de ce misérable compromet toute l’opération, fais-je. Il faut coûte que coûte lui appliquer la solution finale. Déjà, nous allons être obligés de dire qu’il a lancé la grenade, et non qu’elle lui a explosé dans les mains. Quelqu’un d’entre vous consentirait-il à se… heu… charger du… heu… travail ?
Personne ne moufte. Je traduis en anglais, en belge, en allemand. Sans plus de succès.
— Messieurs, dis-je, puisqu’il en est ainsi, nous allons tirer au sort.
Pour le coup, l’Ivoirien prend la parole :
— Cher confrère, murmure-t-il, n’êtes-vous pas l’initiateur et le chef de l’opération ? Il me semble donc qu’en l’absence de volontaire cette cruelle initiative vous revienne.
Pan sur le bec. Il a raison. Rien de plus déprimant qu’un mec qui a raison contre toi.
Je regarde dormir Bézamé Moutch…
Un enfant, te dis-je… Comme tous les hommes quand ils roupillent.
— Béru, fais-je, à voix infiniment basse, tu ne voudrais pas ?…
Le Gros éternue et des choses vont s’accrocher aux parois du rouf.
— Ecoute, mec, fait-il, maussade, si c’serait dans l’feu de l’action, souate. Même si j’lu ferais un petit passage à perlo, dans l’énerv’ment, j’te dis pas. Mais commak, un gonze qui pionce, et qu’a flotté des heures dans l’océan av’c la tronche pétée…