— Vous rendez les choses de plus en plus difficiles, lâché-je tout à trac, et même tout à trique.
Ça l’éberlue mochement, Pépère.
— Qu’entendez-vous par là, commissaire ?
La meilleure ! Des mois, des années sans doute qu’il ne m’a pas donné mon grade. Te dire son soudain mépris, l’à quel point il prend ses hauteurs, ce vieux paf démembré.
— Hier matin, nous nous trouvions dans une situation désespérée, la guerre civile rôdait presque, selon vos propres dires, tout Paris allait partir en fumée… Je monte cette opération de la dernière chance, elle porte ses fruits, malgré la casse qui s’est ensuivie dans nos rangs, et au lieu de me congratuler, vous m’accablez de vos sarcasmes parce que je n’ai pas abattu le coupable de sang-froid. Mais, mon bon monsieur le directeur, je ne suis pas l’exécuteur des hautes œuvres, si l’on peut ainsi qualifier les basses œuvres de celui-ci. Selon moi, patron, vous faites un complexe d’injustice. Dans de telles conditions, je vois mal comment nous saurions collaborer encore…
Là, il ne dit plus rien. J’ai parlé net, sans animosité, sans colère. En homme qui en a sa claque et qui le dit. Et tu ne peux pas savoir combien il est cru, un type saturé, lorsqu’il le déclare sur ce ton-là.
Pendant qu’il essaie de refaire surface, j’ouvre la pochette de plastique prise à Bézamé Moutch. Elle ferme par un léger bourrelet engagé dans une rainure, ce qui a assuré son étanchéité.
Dans le biniou, le silence du Vieux continue, suave comme du Vivaldi.
J’examine mes trouvailles, car différents documents se trouvaient réunis dans la pochette.
Et voilà que j’oublie mes paroles amères, la confusion du dabe… Un épagneul breton comme Santantonio, quand il renifle du gibier, tu peux toujours le siffler !
— Patron ! fais-je, je dois vous rencontrer immédiatement et sans délai.
Paris 10 h 05.
— Asseyez-vous. Buvez ce whisky. Je sais pourquoi vous êtes ici, mon tout petit. Il ne faut pas. Je « la » refuse. Vous et moi c’est pour toujours, c’est-à-dire jusqu’à la mort de l’un d’eux. Et quand vous ne serez plus là, je placerai votre chère photo juste sous la sienne. Pensez à lui, le merveilleux gardien de but de l’équipe de France, lui qui a besoin de tous les siens. Vous n’allez pas lui faire ça, Antoine, mon Tonio, mon lutin, mon mutin, mon butin, mon hutin, mon Louis X ! Il ne mérite pas qu’on déserte le beau bateau tricolore ! Souvenez-vous de Christophe Colomb, souvenez-vous : fluctuat nec mergitur, et comme il avait raison ! Regardez-le, Santonio. Regardez-le qui nous contemple. Vous ne trouvez pas qu’il a un peu l’œil de la Joconde ? Soyez franc, hmmm ? Tout à fait entre nous, il y a de la Mona Lisa dans sa prunelle oblique. Et comme on sait que des choses fourmillent derrière, sans soupçonner lesquelles. Vous l’aimez aussi, n’est-ce pas ? Je voudrais qu’il fasse une douzaine de septennats. Alors, reprenez-la ! Au nom de Sa mission si délicate, si sacrée, si difficile. Vous la reprenez ? Vous me la déchirez, là, sous mes yeux, Tonio ? Faites-en des confetti, de grâce. Ou plutôt non, cela laisserait encore des traces. Vous savez ce que nous allons faire ? La brûler. Qu’elle se consume entièrement, s’anéantisse ! Je veux voir jaunir, noircir, se biscorner ces vilains mots que j’imagine et qui ravagent les entrailles de mon âme. Allez, sortez-la de votre poche, Antoine. Faites-en une torche, mon adorable enfant. Quoi ? Qu’est-ce que vous me montrez là ? Quelles sont ces paperasses qui sifflent sur mon bureau ? Que vois-je ? Ce tampon ? La faucille et le marteau ? Est-ce le papier à en-tête d’un quincaillier ? Mais que non, je reconnais ! Oh ! là ! Oh ! la la ! Et ces lettres. C.C.C.P. ? Il y a bien trois « C », n’est-ce pas ? Cela ne saurait donc signifier Compte Courant Postal. Attendez que je mette mes lunettes : oui, un, deux, trois. C.C.C.P., ce qui, en bon français, veut dire U.R.S.S. De quoi s’agit-il, mon petit ?
Il est tout bouillant, tout brouillon, le Vieux. T’as déjà vu transpirer un lézard, toi ? Eh bien, lui, il transpire. S’éponge d’un mouchoir de Célestin (toujours Baptiste, ça commence à bien faire, merde !).
Je lui raconte le valdingue de Bézamé dans l’avion. Ses poches vidées ; bibi qui récupère. L’instinct de flic. Quand tu es poulet, tu le demeures en toutes circonstances. Il approuve, me congrate. C’est bien ça. C’est bon. Bravo. Superbe initiative. Il en parlera à qui de droit, en haut lieu, tout ça, je peux avoir confiance.
Et alors, voilà, dans la pochette de plastique, se trouvaient deux visas pour l’Union Soviétique. L’un au nom de Bézamé Moutch. L’autre au nom de Valérie Lecoq. Ces visas sont à trois volets : un pour l’entrée, l’autre pour la sortie et le troisième à toutes fins utiles. Des photos d’identité les illustrent. Portrait de notre camarade Bézamé, qui patibule vachement devant l’objectif éclabousseur de photomaton ; portrait d’une jeune femme blonde, à l’air salingue, au regard prometteur.
Bon, ce n’est pas tout. Un bon de réservation se trouve annexé aux autres documents, il concerne l’hôtel Hespéria d’Helsinki et il est établi au nom de Bézamé seul.
Bouge pas, y en a encore. Deux titres de voyage au nom de Moutch et de la fille Lecoq. Deux billets de bus Helsinki-Leningrad, avec une double réservation pour trois nuits à l’hôtel Moscou (Mockba) place Nievsky à Leningrad. Maintenant, examinons les dates. La réservation à l’hôtel d’Helsinki est prévue pour ce soir. Le départ en bus Helsinki-Leningrad pour demain.
Le moment succédant à l’étalage de ces différentes pièces bénéficie d’un silence rigoureux. Ni le Vieux ni moi ne parlons. Nous sommes assis, face à face. Juste se produit un très léger bruit émanant de mon glaçon en train de fondre et qui, ce faisant, a toqué la paroi du verre.
Ce silence de concentration extrême, riche en phosphore, engendreur d’idées hardies, se met à pondre.
— Dommage que le nom de Bézamé Moutch soit au fait de l’actualité, avec le coup de l’avion, dis-je.
Le Déboisé me regarde par-dessus sa paupière inférieure, comme on regarde par-dessus des lunettes.
— Son nom n’a jamais été prononcé, San-Antonio, toujours par souci d’éviter des retombées diplomatiques. On a dit : « un diplomate razdmoulien », c’est tout.
— Il n’y a eu aucune bavure ?
— Aucune.
— Alors on peut essayer de tenter le coup ?
Il acquiesce.
— On le doit.
Ah, chère vieille tige ! Vieux branleur ! Comme il sait tout bien. Comme, par moments, quand il est question de boulot, nous sommes en parfait unisson !
— Mais, la fille ? demande-t-il.
— Je crois avoir ce qu’il faut. Simple question de coiffure, de maquillage et de couleur d’yeux.
— Rédhibitoire, la couleur des yeux, objecte Messire le Scalpé.
— Pas avec des verres de contact, patron. Je suis certain que si la donzelle à laquelle je pense est consentante, Séruti, le célèbre maquilleur, la fera ressembler à cette photo. Quant à vous, vous devrez faire établir un passeport au nom de Valérie Lecoq conforme aux mensurations de ma nana à moi.
Il hausse les épaules.
— En une heure ce sera chose faite. Mais, y a-t-il un vol pour Helsinki dans la journée ?
— Très probablement, sinon nous utiliserons le Mystère 20 des grandes occasions.
Neuilly 10 h 48.
— T’es pas fou de réveiller les gens en pleine nuit ! fulmine Isabelle en m’apercevant sur son paillasson monogrammé ; quelle heure est-il ?
— 10 h 48 du matin, réponds-je.