Jusqu’alors elle m’a fait la gueule, Valérie, n’ayant accepté de me suivre que contre la promesse d’une montre Cartier (version officielle, en réalité, le déguisement, le voyage, l’aventure ne lui déplaisaient pas).
Elle finit son voyage autour de la chambre dans un fauteuil tentaculaire, croise haut ses jambes et se met à me regarder, pleine de figue et raisin.
— T’en as une tronche, avec tes tifs frisottés et noirs, toi alors ! Et ta peau bistre ! C’est plus toi !
— Tant mieux, me réjouis-je. Le contraire m’inquiéterait.
— En somme, on est ici pour faire quoi ?
— Rien.
— Et on prend demain le car pour la Russie ?
— Exact.
— Pour aller y faire quoi ?
— Rien.
— Tu te fous de ma gueule ?
— Pas en ce moment.
— Alors ?
— Alors voilà. Je vais t’offrir un bon gueuleton : saumon et viande de renne, c’est la nourriture de par ici.
— Pourquoi tu ne veux pas m’expliquer ?
— Parce que je ne sais rien.
— Il va se passer quelque chose ?
— Peut-être que oui, et peut-être que non.
— T’as pas envie de faire l’amour ?
Je la contemple. L’imagine dans ses instants d’abandon, lorsqu’elle se dénude au-delà de la nudité et qu’elle te pratique des choses intimes qui se veulent agréables, puis qu’elle take son foot, gentiment, pour aussitôt après te parler de Sonia Rykiel ou du dernier roman d’Henri Troyat, qui est un vrai romancier, lui, l’aubaine des gestations difficiles. Oui, je la regarde, la reregarde, supputant sa proposition.
— Non, réponds-je enfin, je l’ai déjà fait la semaine dernière.
Elle hausse les épaules.
— T’es vraiment un type bizarre ; la dernière fois qu’on s’est envoyés en l’air, tu as fait l’amour trois fois de suite.
— Parce que je venais de m’entraîner au tir à la mitraillette.
— Moi, j’ai envie, assure-t-elle. Tu paries que je te déclenche si je veux ?
— Essaie toujours ! mais défense d’attoucher, hein ? Tu ne dois pas me mettre en route à la manivelle, juste au suggestif !
Elle se gondole. C’est une brave fille, Isabelle. Un être simple et franc, direct, quoi ! Quelques personnes de son style figurent à ma collection pour les soirs de désœuvrement. C’est pas tous les jours que tu as envie de refaire le monde en faisant l’amour. Les héroïnes comme elle reposent les hommes comme moi. Elles ressortissent davantage du catalogue de Jacob Delafon que de la princesse de Clève.
Ma compagne de voyage est une môme drôlement douée pour le radada, je te le dis. Elle quitte son fauteuil pour se rendre dans la salle de bains. Je l’entends farfouiller dans sa trousse de maquillage. Elle ne tarde pas à réapparaître armée de ciseaux à ongles dont elle fait jouer les mâchoires. Les ciseaux produisent un petit bruit grinçant, pareil à un cri d’oisillon regardant revenir papa-maman avec du vermisseau en bec.
La gentille Isabelle se jette dans le fauteuil.
— Mets-toi en face de moi ! ordonne-t-elle.
Et bon, très bien, je m’installe sur le canapé qui lui fait face. Elle me fixe un petit bout de moment en souriant, sûre d’elle, de son pouvoir, de ses astuces. Les ciseaux continuent de gazouiller au bout de ses deux doigts. Isabelle retrousse lentement sa jupe. Air connu. Ça commence toujours ainsi (et ça finit de même). Elle pose une jambe sur chacun des accoudoirs. Continue de me défrimer, en accentuant la polissonnerie de son regard. Elle prépare un grand coup, la jouvencelle. Le numéro de classe internationale. Recette infaillible. Effets garantis.
Je mate son collant tendu.
De sa main libre elle se caresse l’entrejambe, le petit doigt relevé, s’il vous plaît, en fille de belle éducation. Doucement, très doucement, la lenteur constituant le meilleur auxiliaire de la volupté.
Moi, je me dis : « Charmant paysage, mais qu’il m’a déjà été archidonné de contempler ». Si elle s’imagine que Popaul, mon pupille de la nation, va se mettre au garde-à-vous pour si peu, pour si frêle, elle se carre le doigt dans l’œil en croyant le promener sur Mister Frifri.
Mais ce qui m’intrigue, c’est les ciseaux, qu’à quoi bon elle continue de les faire clapper à vide, tels ceux d’un merlan au-dessus d’une tronche à élaguer.
Je finis par comprendre. Elle soulève son collant, un peu plus haut que son pubis, manière justement de le décoller de sa peau. Elle engage le bec inférieur des ciseaux dans l’arachnéenne étoffe, et se met à cisailler menu. Le collant s’ouvre peu à peu. En dessous, y a la Toison d’or (ordre créé, je te le rappelle, par Philippe III le Bon, mais qui devait devenir espagnol sous Charles Quint). Et sa toisonnette à Isabelle est vraiment blonde, vraiment ardente, te jaillit au nez comme un gazon à germination instantanée. Plouff, plouff ! Par touffes mignonnes, irisées comme on dit puis quand on est poète et doué pour la vraie littérature à poignets mousquetaires et cravate de la Légion d’horreur. C’est très frais, très pimpant. On sent qu’il ferait bon s’y chatouiller les narines. On aimerait la coiffer avec la langue ; lui dire deux mots, deux mottes ; tout ça. Et Sabelle cisaille en grand, d’un geste quasi opératoire. Moi, je vois le côté chirurgical dans cette initiative. D’autant, qu’ayant fendu l’écorce, elle entreprend d’entrouvrir le reste. Pas avec les ciseaux, cette fois, mais de ses délicates deux mains, aériennes, oiseleuses pour la circonstance ; ciselées, fuselées, pucelées. Viceloques ô combien !
Où elle se goure, c’est de me fouetter de son œillade sûre de soi, la conne. Cette certitude heureuse de m’amener à composition (française, of course). De me capturer en coup férant. Hop ! Hop ! par ici la bonne couille ! Agaçant, présomptueux. J’hais la présomptance. C’est asservissant. Je suis trop rétif (de la Bretonne). Ma devise : « Sois rebelle et tais-toi ! ».
Comme je ne fais aucun simulacre de broncher, elle réduit la mèche de son sourire, la baisse en position de veilleuse.
— Eh bien ? me jette-t-elle, en va-tout, d’un ton rauque comme il se doit.
— Eh bien, ma chérie, je te trouve drôlement gaspilleuse, dis-je. Une paire de collants neufs ; faut pas marchander ses deniers. Toi, tu appartiens à ces gens cigaliens qui jettent tout : leur dévolu, leur gourme, leur bonnet par-dessus Jean Moulin, l’ancre, le manche après la cognée, du lest, un froid, le trouble et de l’huile sur le feu.
Je ligote ma tocante.
— Bon, il est l’heure de descendre à la briffe car on dîne tôt en Finlande. Je vais aller t’attendre dans le hall pendant que tu changes de collants, à moins que tu ne viennes au restau la gazouillette à l’air ?
— T’es vraiment fumier, réassure-t-elle en laissant retomber sa jupe.
Je m’approche et l’embrasse au front, chastement. De même Godefroy de Bouillon prenant congé de sa belle-sœur en partant pour les croisades.
— Tu es une fille formidable, l’assuré-je. Voilà pourquoi je n’ose plus porter le sexe sur toi, Isabelle. Je ne te viens pas à la cheville, alors comment veux-tu que je te baise ?
Helsinki 19 h 12.
On s’est assis côte à côte, à table.
Il est rare que j’opte pour cette formation. Je ne la choisis qu’avec les filles que je n’aime pas, cela m’évite d’avoir à les regarder dans le blanc des yeux. Que tu te crois obligé de leur adresser des mamourades muettes, de la bouche et de l’œil. Gnouf, gnouf, tu me plais, je t’aime et j’en ai un commak à ton service pour après le dessert. Tartant. Quand la gonzesse te botte, banco. Mais quand t’en as rien à foutre, ce petit manège est vraiment casse-burettes.