— Vous m’avez fait appeler ? demandé-je à la ravissante damoiselle qui promène son buste confortable et sa chevelure d’or derrière le comptoir de la réception.
— Vous êtes mister Bézamé Moutch ?
— De la tête aux pieds, mens-je.
— C’est cette personne, là-bas, qui souhaite vous rencontrer.
Et de me désigner le fond du hall, là qu’il y a des fauteuils bleus, non loin des appareils à sous, car l’appareil à sous fait fureur en Finlande, si tu le savais pas, je te l’apprends, manière que tu t’instruises, comme dit le Gros, dont l’absence se fait sentir, parce que, dès qu’il n’est plus là, un seul être me manque et tout est dépeuplé ; je crois que c’est par force d’habitude ; j’ai besoin de sa présence, comme on a besoin d’un radiateur d’appoint, l’hiver, en période de disette pétrolière ; il est complémentaire, Alexandre-Benoît et que veux-tu que j’y fasse ? Sa connerie pleine de bon sens, ses mufleries sur fond de tendresse m’aident à exister, parce que je ne sais pas si tu trouves comme moi, mais la vie manque de premiers secours, on s’agonise à qui mieux mieux, impitoyablement, tant tellement les autres sont minables et qu’encore plus on est minable pour les autres, chiens et chats, charognes en tout genre, champions du croche-pied, salopes de partout, bilieux, aigrards, pourris, on se rend l’existence inabordable, jusqu’à la mort, et encore après jusqu’à l’oubli qui vient très vite ; moi j’en finis de prendre mon parti sans laisser d’adresse, qu’à quoi bon une adresse, puisque personne ne songe à communiquer avec toi ? Pour te dire quoi ? Du moment qu’ils ne savent pas se parler ; qu’ils ont le don de parole d’évangile, mais pas de parole d’honneur, quoi qu’ils en pensent, ces tristets, et que la parole, la vraie, ne peut servir qu’à soliloquer, monologuer, se branler l’âme en peine, quelle horreur, vive le silence intégral et je me dis ça, cette belle, longue, et interminable phrase troussée à la Marcel Proust, en me dirigeant vers ce que la blonde Finnoise de la réception a appelé « cette personne ».
Cette personne est très belle, très élégante. Bien que ne l’ayant encore jamais rencontrée, je la reconnais. Il s’agit de Valérie Lecoq dont la photo figurait sur les papiers. En la voyant, je mesure que le boulot de transformation fait sur Isabelle reste du bricolage d’amateur (d’armateur, puisque c’était pour monter un bateau).
La fille qui attend, jambes croisées, dans le fauteuil bleu, a douze classes d’écart avec ma potesse. Son regard pétille d’esprit. Ses ondes s’entortillent recta autour de mon patapouf. Son parfum me chavire.
Je m’incline civilement (et le moyen de faire autrement puisque je ne suis pas en uniforme ?) très embarrassé par la nouvelle situasse, on le serait à moins. Lui dire quoi ?
Sourire, jouer du charme sanantonien. J’en joue, en soliste des concerts Lamoureux. L’amoureux ça risque d’être ma pomme avant un peu moins de pas longtemps si je m’attarde dans sa zone d’influence.
Elle me détaille rapidement, de haut en bas, sans rien laisser perdre, car elle est prompte à enregistrer.
— Oui ? me demande-t-elle en français, ayant détecté que je l’étais, à ces petits riens qui font que.
— Vous m’avez fait appeler, dis-je, manière de gagner un maximum de temps dans un minimum de secondes.
— J’ai fait appeler M. Bézamé Moutch, rectifie l’élégante.
Poum ! Dans les badigoinces ! Elle connaît Moutch. Donc sait que je ne suis pas Moutch, et qu’est-ce qu’on va devenir, pour lors ? Ça va se décanter ou pas, un tel broglie (comme disait le duc d’Imbroglio qui a eu les malheurs que tu sais).
Bon, ben que veux-tu, c’est la vie, hein ? Tout ne peut pas baigner constamment dans l’huile, comme nos petits frères fœtus dans le formol.
— M. Bézamé Moutch a été empêché, je lui fais, je le remplace. Heureux de vous accueillir, mademoiselle Lecoq.
J’attends qu’elle me tende la main qu’elle ne me tend pas, alors comme elle ne me la tend pas, je glisse la mienne dans ma poche pour vérifier que ma monnaie, mon canif et mes testicules sont à leur place.
Un moment qui serait parfaitement silencieux, s’il n’y avait le brouhaha de l’hôtel, succède à ce que je viens de te relater succinctement.
Je m’assois dans un fauteuil qui vise à vise le sien. Lui souris envers et contre tout, bien que n’en ressentant pas le besoin.
— Vous avez fait bon voyage ? lui demandé-je.
Elle n’est pas partante pour la jacte oiseuse.
— Vous êtes monsieur ?…
— Pardon : Saint-Antoine.
— En somme, reprend-elle, tout cela rime à quoi ?
— Qu’appelez-vous « tout cela », mademoiselle ?
— Votre présence et l’absence de Bézamé ?
— C’est très simple : il a été dans l’impossibilité de venir et m’a dépêché en ses lieux et place.
— Ah, vraiment ?
— Vous le voyez.
Elle opine (et moi ce que j’aimerais !).
— Oui, je vois.
Brusquement, elle s’arrache, se dirige vers un chasseur en uniforme brun de coupe très moderne.
— Voulez-vous m’appeler un taxi et y charger les deux valises qui sont là ? lui demande-t-elle en britannique-à-accent.
— Yes, miss, qu’il lui répond, bien que le suomi soit son patois originel.
Moi, dérouconcerté à outrance, je cavale au fion de la môme.
— Voyons, mademoiselle, ne prenez pas la mouche, expliquons-nous carrément…
Elle a conservé son self-machin jusqu’à présent, mais la v’là qui explose comme les marmites d’eau bouillante depuis Denis Papin.
— Mais expliquez quoi ! hurle-t-elle si tant tellement fort que les tympans des assistants se mettent à saigner.
Pendant un moment, les appareils à sous cessent de digérer leur mornifle. Tous les regards convergent. Son éclat l’a calmée, Valérie. Pas dans ses us et coutumes de faire de l’esclandre. Elle s’en mord les lèvres.
Profitant de sa réac, je lui saisis le bras.
— Venez prendre un drink au bar.
Puis, je crie au chasseur de taxis :
— Laissez tomber, madame ne partira pas tout de suite.
Saynète à deux personnages. Moi et Valérie sont au bar. Un garçon blond, à l’air finnois, attend leur commande. Quelques consommateurs étrangers, des deux sexes, plus quelques androgynes, s’alcoolisent dans leurs langues maternelles.
MOI : Que prendrez-vous, Valérie ?
VALÉRIE : Un Pimm’s, mais je vous prie de cesser vos familiarités.
MOI, au loufiat : Un Pimm’s et un lakka[3]. Acquiescement muet du barman qui, bien que finlandais, a parfaitement compris ce que Moi lui demandait.
MOI, à Valérie : Je réalise mal votre réaction, mademoiselle Lecoq. Vous me traitez plus bas que terre sans même…
VALÉRIE, interrompant Moi : Je vous traite comme vous le méritez, espèce de mufle. Quant à Bézamé, il aura de mes nouvelles.
MOI, éperdu : Mais enfin…
VALÉRIE : Vous êtes deux immondes dégueulasses. Se faire remplacer dans un voyage d’amour, ça mérite le vitriol, ou, à tout le moins, des coups de revolver.
MOI, de plus en plus éperdu — mais pas pour tout le monde : Grand Dieu ! Vous avez dit d’amour ?
VALÉRIE, se rappelant Drôle de drame qu’elle a vu à la téloche naguère : Oui, j’ai dit d’amour.
MOI : Dois-je comprendre que vous êtes la… de Bézamé et qu’il est votre… ?
VALÉRIE : J’étais Sa et il était MON, mais je peux vous garantir que c’est fini, bien fini, archifini, fini comme si cela n’avait jamais été.