— Les collégiens ne sont plus très drôles, je rectifie. Pour être drôle, il faut avoir l’esprit libre, eux ne l’ont pas.
— Tu sais la meilleure ?
— Pas encore, mais c’est une question de seconde.
— Ils font également l’excursion à Leningrad, demain. On ne va pas s’embêter avec ces joyeux compères.
— Ne te réjouis pas si vite, fillette : demain, on rentre à Paname ; la mission est annulée.
Elle rembrunit vilain, la môme. Nuit sur le Mont Chauve !
— Tu te fous de moi ?
La voici qui démèche tout à coup. Son regard se ramasse pour se transformer en pics à glace. Je sens les deux pointes peser contre ma peau.
— Non, ma choute, je ne me fous pas de toi ; mais il s’est produit un fait nouveau qui rend notre voyage inutile.
Ma potesse cherche quelque chose à faire pour se dispenser de dire. Car elle aurait trop à dire et elle le dirait trop fort. Voilà pourquoi elle choisit de balancer un coup de saton dans la table basse supportant un magnifique bouquet de fleurs.
Manque de pot pour sa rogne, les fleurs étaient artificielles et le vase ne s’est pas cassé. Pour lors, elle implose :
— Tu m’as fait rater un rôle, tu m’as brouillée avec un amant riche comme Crésus, tu m’as laissé bricoler les tifs, les yeux et la figure par un soi-disant maquilleur, tu m’as… Et tout ça pour me dire que le voyage est annulé ! Non, mais tu sais que je suis au bord de la crise, moi, poulet ? Flic à la manque ! Gardien de la paix !
Son ton monte.
Du coup, je crains que le personnel de l’Hesperia n’en fasse autant. Alors il me vient l’idée du siècle.
— Attends, môme ! Tu vas le faire, ce voyage, puisqu’il est payé. Seulement, tu vas le faire sans moi. Je dois rentrer, mais tu continueras la vie de palace. Les deux vieux crabes te serviront de bouffons, et pour la tringle, tu te lèveras sûrement un magnifique lieutenant soviétique au regard pareil au lac Ladoga gelé.
Elle est aussitôt calmée. Elle hésite, envisage, échafaude, sourit.
— C’est dommage que tu ne viennes pas, dit-elle d’un ton qui s’en fout tellement qu’une belon triple zéro éclaterait en sanglots devant une telle indifférence.
La sonnerie de l’appartement retentit, aérienne, discrète, musicale.
Je vais délourder, et la main que je tiens enroulée à la poignée de la porte m’en tombe : poum !
— Dis donc, c’est tous les jours les saints de glace, dans ce pays de merde, j’eusse dû prend’ mon Rasurel, fait Bérurier en m’éternuant en pleine poire !
Il a préalavement, comme il dit puis, exigé un grog, le Mammouth. Seulement le grog ne se pratique pas, en Finlande, alors il a accepté de se rallier à un flacon de vodka. Et il rechigne contre sa forme rectangulaire, alléguant qu’une bouteille digne de ce nom est toujours ronde, qu’autrement ça cache du louche à propos de son contenu.
Puis il a dégusté.
Il a fait la moue.
Il a dit comme ça que la vodka finlandaise avait un goût, tout comme la bite à m’sieur le baron, qu’en aucun cas elle ne supportait la comparaison avec la vodka soviétique. Que lui, Béru, bien que ne professant pas d’opinions d’extrême gauche, il avait de la sympathie pour l’U.R.S.S. à cause de sa vodka incomparable, précisément. Ce qui l’amenait à apprécier tous les produits de ce grand pays en forme de territoire, y compris sa littérature, qu’il avait abordée avec Maria Chapdelaine, jadis, au cours d’un séjour à l’hosto.
Bon, il boit et s’explique pendant que la gentille Isabelle chante à tue-petite-tête dans la salle de bains où elle procède à ses ablutions nocturnes, intimes et régénérantes.
Le pourquoi qu’il est ici ? Ordre du Vieux. Il vient en renfort.
Ce qui a déclenché cette mesure d’urgence ? Un incident assez troublant. Bézamé Moutch a tenté de soudoyer un gardien. Il lui a remis le solitaire qu’il portait au petit doigt, estimé à quelque quatre-vingt mille francs, à condition qu’il lui fasse une commission. Et il a précisé que le gardien en question toucherait une prime de tant (voire même davantage), sa petite mission accomplie. Celle-ci était des plus simples : téléphoner à une certaine Valérie Lecoq de sa part pour lui dire qu’il ne pourrait la rejoindre là où elle savait, mais qu’elle devrait effectuer le voyage seule, coûte que coûte. Point final, à la ligne.
Comme le garde est d’une honnêteté scrofuleuse, ajoute Béru, il est venu cracher le morcif à ses chefs et déposer le solitaire à l’appui de ses dires.
J’opine.
Intéressant. Voilà qui relance tout le bigntz.
Tandis que le Matamore se téléphone une nouvelle rasade de vodka, je débigophone pour turluter mam’zelle Lecoq, laquelle vient de s’installer pour la nuictée à l’Hesperia.
— Douce amie, lui gazouillé-je, une bonne nouvelle : nous partons demain morninge pour Leningrad, contrairement à ce que nous venons de décider. La raison de cette volte ? Une communication avec mes supérieurs qui tiennent à ce que j’effectue ce voyage ainsi que nous en étions convenus, eux et moi. Consentez-vous à m’accompagner ?
Un silence.
Prolongé.
Tellement prolongé, même, que je me demande si Valérie est encore en ligne.
— Allô, menué-je.
Elle toussote.
— Ecoutez, je ne vois franchement pas pourquoi j’irais faire un voyage en votre compagnie, commissaire.
— Je vais vous aider à voir, chère mademoiselle. Primo, votre circuit est payé d’avance et votre visa établi. Deuxio, vous êtes ici et votre temps est disponible pendant la durée de ce périple. Troisio, quand bien même vous retourneriez à Paris au plus vite, il ne vous serait pas possible de communiquer avec Bézamé. Quatresio, vous risquez quelques ennuis avec mes collègues qui sont en train d’éplucher les relations de Moutch. Votre intérêt est de laisser s’écouler un peu de temps.
« Sa qualité de diplomate fait que les choses se régleront rapidement pour Bézamé Moutch. D’une façon ou d’une autre. Probablement d’une autre. Cinqsio, enfin, la meilleure façon d’encaisser un ennui, c’est de le promener. Les voyages ont toujours eu des vertus sédatives. Alors ? »
— Bon, je pars.
— Merci.
Elle raccroche sans ajouter un mot, mais comme elle a dit l’essentiel, je ne lui en veux pas de son laconisme.
Isabelle réapparaît, encore éméchée, mais moins car l’eau fraîche guérit ce genre d’affection momentanée.
Elle porte une admirable chemise de nuit qui exalte ce qu’elle est censée dissimuler. Au gré des points de lumières, on voit tout ou on devine et c’est un bonheur incomparable que de suivre les déplacements de la jeune femme dans l’appartement. Je sais que le gars Bérurier en égosille du regard.
Isabelle chantonne une chouette chanson à la mode que brame à longueur de téloche française un petit pédé italien. Il n’a jamais chanté autre chose, ce gus. Les chansons-carrières sont à la mode. Tu vois surgir des mecs, au firmament du chaud-bisness, le temps de vider une scie de son impact. Ensuite, ils s’anéantissent pour toujours dans les milieux plombiers ou pompistes. Ne leur reste qu’un 45 tours de con (et de taille). Alors en ce moment c’est cette mignonne follette goualeuse qui sévit et fait des plouploufs, avec ses bras en cols de cygnes. Mais le temps qu’on m’imprime le chef-d’œuvre ci-joint, il vendra des caramels sur la via Venetto, ou bien il fera des petites pipes payantes dans le parc de la Villa Borghèse. On vit comme ça, à notre époque bénite. Le temps d’une chanson… On se dépêtre de l’inconnu pour, très vite, plonger dans l’oubli, passant ainsi de l’espoir au désespoir. Le temps d’une chanson… Une vie professionnelle bâtie sur trois minutes de rémoulade. Y m’font de la peine. Quand j’en vois comme moi, qui s’attardent. Qui finissent par ne plus gêner à force d’être là et bien là. Trois minutes de tralalère seulement. Ils essaient d’en pondre une autre. Mais la baguette magique ne fonctionne plus pour eux. Elle est allée toucher d’autres épaules. Quand on sait tout ça, qu’on l’a bien compris, on est malheureux pour ces mômes. Moi, le petit pédé frivole qui remue le fion et fait sa gazelle en délire, toujours les mêmes gestes sur les mêmes notes, je l’aime bien de ce qui le guette. Je voudrais pouvoir le protéger un peu, lui insuffler ce qui va lui manquer : de la durée professionnelle… Lui arranger un beau destin, façon Aznavour, de manière à ce que lui aussi, un jour, il ait les fiscaux aux miches, ce qui est le plus éclatant signe de réussite. Cela dit, réussir quoi, hein ? Je vois Charles, souvent je bouffe avec lui, des fois il fait lui-même sa tambouille arménoche. Il paraît content, se dit heureux. Il se raconte. Il fourmille de projets. Il aime la vie. Et puis, au moment de le quitter, je sais pas si c’est de l’illuse, mais je crois surprendre comme une lueur vacillante dans ses petits yeux ronds, à l’Aznavoche. Drôlement fugace. Un éclat. Un simple éclat qui vient des profondeurs. De cet endroit pas racontable et plein de secrète vigilance où l’homme veille l’homme. Et c’est juste à cause de ce petit éclat dont il ne sait probablement rien qu’il est mon ami. Pour une lueur, une minuscule lueur d’âme. Peut-être que le gentil pédé rital réussira d’autres goualantes après tout ? Les rossignols ne chantent pas toujours le même air.