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On ne retrouva de la grosse gourde serviable que sa main droite crispée sur une poignée de plastique. Elle portait à l’auriculaire une petite bague dont le chaton, finement travaillé, représentait une bête à bon Dieu porte-bonheur.

Paris 18 h 50.

— Ah bon, c’est vous, San-Antonio. Je craignais que vous ne fussiez sorti. Venez me rejoindre immédiatement, c’est dramatiquement grave. Comment ? Vous êtes en train de rédiger quoi ? Votre quoi ? Pardon, articulez, je vous prie… Votre lettre de démission ? Démission de quoi, San-Antonio ? De la police ? C’est une blague, non ? Comment ?… Voyons, mon garçon, ne me dites pas que vous avez pris ça au sérieux ! Enfin quoi, on ne peut plus plaisanter ? Vous, l’humour connais pas. Mais je vous ai dit ça pour rire, mon petit. Si quelqu’un adore ce que vous faites c’est bien moi. Et je ne suis pas le seul, Dieu merci ! Quand je pense au pauvre président Pompidou… Vous vous souvenez de ce qu’il disait de vous, le président Pompidou ? Et avant d’être malade, j’attire votre attention.

« Et Poirot-Delpech, hein ? Dans Le Monde. C’est quelque chose, Le Monde, non ? Il ne s’agit pas d’un bulletin paroissial ! Tenez, la semaine passée, dans Le Figaro  ; vous avez lu ? Ç’aurait été dans Lui à la rigueur, on comprendrait, avec toutes vos histoires de cul…

« Mais Le Figaro  ! Les bras m’en sont tombés ! Non, croyez-moi, San-Antonio, mon cher ami, mon disciple, mon enfant, mon chouchou, croyez-moi, nul ne se soucie autant que moi de votre gloire. Nul ne peut s’en réjouir davantage. Elle est mon soleil d’Austerlitz. Il faut tout vous dire ? J’ai un culte pour vous, mon vieux lapin. Ça y est, le mot est lâché. Je l’ai dit : un culte ! Hein que je l’ai dit ? Allons, hâtez-vous d’accourir, Paris est au seuil d’une catastrophe sans précédent. Et nous nous trouvons dans l’impasse.

« Arrivez immédiatement, San-Antonio. Vous devriez déjà être là. Que dis-je ! Vous devriez être reparti. »

JEUDI DES CENDRES

Orly 11 h 40.

Si tu as remarqué, les gens qui montent dans un avion ont tous un petit sourire béat aux lèvres, histoire de se persuader qu’ils font confiance à la technique. Les hôtesses les accueillent avec des grâces de maîtresses de maison, et la preuve, c’est qu’elles commencent par leur offrir un gorgeon de champ’. On se sent illico entre gens de bonne compagnie (en l’occurrence c’est la Flytox Airline). La musique joue des machins suaves qu’on redécouvre lorsqu’ils vous sont familiers. Dans ce zinc où je viens d’attacher ma ceinture, c’est un arrangement de « J’ai deux amours », le lointain succès de la chère Joséphine Boulanger, qu’on nous propose, avec zigoulis de violons pleurards. Je mate, par le hublot, les ultimes affairements autour de l’appareil. Des gonziers en combinaison blanche, coiffés de casques d’écoute énormes, adressent des gestes au poste de pilotage. On voit trembloter la vapeur du kérosène répandu sur le ciment de la piste. Un type de chez Air France se pointe avec des paperasses dont on se demande à quoi elles peuvent bien correspondre. Sa veste déboutonnée flotte derrière lui. Le vrombissement des réacteurs a quelque chose de rassurant. Je me soulève sur mon siège, malgré la sangle, pour visionner mes compagnons de voyage. Ils sont peu nombreux. Une quinzaine environ : deux Japs, un grand diable de Noir à lunettes cerclées d’or, une gonzesse magistralement blonde, un gros bonhomme qui a déjà posé sa veste mais conservé son chapeau. Un autre, maigrichard, avec une moustache confectionnée, dirait-on, à l’aide de quelques pinceaux hors d’usage, trois types qui doivent être des sportifs, car ils ont des frimes à grimper sur des podiums après avoir pulvérisé des records, un couple de Belges qui se racontent le Lido, un pasteur à veste noire, col de celluloïd blanc, et trois personnages du genre neutre, nantis d’attachés-cases extra-plats desquels ils sortent, avant même que nous ayons décollé, des documents à colonnes, bourrés de chiffres, d’indices, et autres chieries dont ce genre d’individu font leur nourriture absolue.

Le Belge qui racontait le sexe d’une vraie rousse (il en est certain : se trouvant en bordure de la scène, il a vu, de ses yeux vu) se tait soudain pour consulter sa montre. Il fait remarquer à la charmante hôtesse qui lui proposait des journaux anglais, français, allemands, que nous avons déjà dix minutes de retard. La demoiselle en uniforme beige à parements verts, coiffée d’une exquise casquette véry conne qui la défigure, excuse le commandant de bord, mais on attend un passager de la dernière seconde. « Sans doute un V.I.P. ? » lance le Belgium à la cantonade. La jolie hôtesse enridiculisée par son couvre-chef ne lui répond pas, laissant ainsi entendre qu’il a mis dans le mille.

Alors je me mets à mater la porte 33, par laquelle nous sommes passés pour accéder à l’avion. Et tout en contemplant des surfaces vitreuses dans lesquelles se reflète notre appareil, je me prends à évoquer le Vieux. Cher homme, la manière qu’il avait d’être hors de lui, hier soir ! A s’en tordre les doigts. A s’en frapper son beau crâne en os entièrement sculpté dans la masse. Et ces cris menus qu’il poussait, pépère. Ces presque plaintes. « San-Antonio ; mon petit, mon enfant, vous que j’ai formé, choyé, vous allez trouver une solution, n’est-ce pas ? »

Avant même que je sache de quoi il retournait.

— Une solution à quoi, monsieur le directeur ?

Il a appuyé sur un bouton noir, de forme rectangulaire, et l’écran vidéo placé derrière son directorial siège s’est éclairé, animé, sonorisé. Ça représentait le bureau du commissaire foulard, une pièce très distinguée, du genre cabinet de consultation de spécialiste des voies urinaires, avec des meubles en pire : retour des Pyramides dont les quarante siècles vous contemplent. Bibliothèque aux vitres protégées par des grilles. Quelques tableaux bigrement champêtres, style Corot.

Joulard est assis derrière son burlingue, les coudes sur son buvard, les mains élégamment croisées sous son menton. Sa Légion d’honneur sur canapé flambloie comme un phare d’ambulance. Qu’on se demande où il en déniche d’aussi mahousses, mon éminent collègue, à moins qu’il se les fasse confectionner sur mesure, tu ne crois pas ? Lui, c’est le flic mondain. Policier dans le vent discret du pouvoir, n’importe le pouvoir. Il pratique les belles manières telles que les enseignent les manuels qualifiés. Il s’efforce de ressembler au Vieux en accentuant sa calvitie par un ratiboisage en règle de ce qui lui végète encore sur le dôme.

Bon, alors il est là, immobile, à converser avec un drôle d’homme que je dois t’expliquer un peu pour la commodité de la suite. Le personnage en question est grand, bien découplé — comme on disait dans les bons livres figurant naguère sur les listes de l’Office catholique. Costar impec, bleu croisé, chemise blanche, décoration à la boutonnière, d’un ordre inidentifiable mais quoi, elle est là tout de même, non ? Il a le cheveu sombre, légèrement ondulé, les joues un tantisoit tombantes, des lunettes cerclées d’or.

Deux autres policiers que je connais plus ou moins se tiennent debout, de part et d’autre du type.

Joulard dit, d’un ton urbain :

— Comprenez, Excellence, que cet homme était mourant et qu’il n’avait donc aucune raison de porter ces accusations contre vous !

Le qualifié d’Excellence a un froid sourire.

— Un terroriste a toujours des raisons de nuire à des gens qui luttent contre ses convictions. Là-dessus, monsieur le commissaire, je vais vous demander la permission de me retirer.