Le vieux birbe enfonce sa piécette d’un mark. Il titouille les bistounets. Ça clabrille un peu partout, ça glingue, des lumières se font entendre (car dans ces jeux-là, les lumières ont un bruit). Et puis ce vieux nœud blanchi obtient une grappe de cerises, une prune et une poire, ce que signifie qu’il l’a in the bab’ very profoundly. Ecœuré par son manque de luck, désenchanté, il va rejoindre une vieille guenillerie, ridée comme des testicules de vieux jockey, qui poireaute devant la vitrine du magasin où l’on vend des laponneries made in Japan.
— On a le temps de boire un café ? demande Valérie.
— Bien sûr.
Direction : bar.
Et c’est pendant qu’on écluse le caoua que l’incident se produit. Juste comme je souffle sur l’odorant breuvage.
On voit débouler un petit loufiat qui ressemble au chanteur pédé que je t’allusionnais quelques pages avant ; oui : le Rital trémousseur avec sa chanson vedette et son prose à ressort.
Il gambade dans l’escadrin, le gosselin, tant trouillardé qu’il a même pas pris l’ascenseur. Des moments, la vie mécanique, bien que simplifiante, paraît trop compliquée. Un gonzier apeuré, c’est pas sa bagnole qu’il prend, mais ses jambes à son cou. Et il claque du bec, notre petit serveur : un joli blond, avec de la peau de veau et des boutons roses qui poussent à la dégueulade. Et puis il crie. Ou plus exactement, glapit. Glapir en finnois, c’est pas plus difficile que de glapir en français, mais c’est plus rigolo à entendre.
— Yksi lääkäri ! Yksi lääkäri ! il fait.
J’empoigne un dictionnaire de poche qui passait par là et qui est ranskalais-suomalainen de son état, c’est-à-dire français-finnois.
Je feuillette fébrilement. Yksi signifie un ; lääkäri veut dire docteur. Quand t’assortis les deux mots d’un énorme point d’exclamation, c’est que quelqu’un a un turbin dans le secteur.
Nous continuons de boire cet odorant moka. Les malheurs d’autrui ne t’ont jamais empêché de terminer ta tasse de café. Même les pires. Les plus rudes calamités t’affectent moins que y a plus de biscottes pour le petit déjeuner ou bien que je trouve plus les clés de ma bagnole. Notre égoïsme viscéral est tel qu’on peut, grâce à lui, marcher au plafond, tout comme les mouches. Je note une certaine effervescence (de térébenthine) du côté de la réception. Ça turlute tout azimut, des gonziers sortent de bureaux où ils devraient demeurer. Une escouade de larbins part à l’assaut des étages. Personne ne crie, depuis les geindreries du petit loufiat, mais aux visages gravissimes, on sent bien qu’il y a un sac de nœuds quelque part.
Moi, d’esprit curieux, tu me connais, j’interpelle le barman qui est ailé se rancarder.
— Il y a du drame ? je lui demande négligemment, en homme qui saura conserver son calme, quoi qu’il arrive, quand bien même on lui annoncerait que le palace est en train de cramer.
— Une dame qui s’est pendue, il dit.
— Pour se faire sécher ?
Mais lui, les plaisanteries de marchand de nougat, comment veux-tu qu’il les apprécie, n’étant pas natif de Montélimar ?
— Elle était vieille ? questionne Valérie, parce que c’est toujours intéressant de connaître l’âge d’un mort.
— Non, jeune.
— Une histoire d’amour, conclut Valérie.
On en est là lorsque le portier vient nous dire que le taxi prévu pour nous conduire au départ du bus est à notre dispose.
Il a même procédé au chargement de nos bagages, le galonné. Et de me montrer la paume gantée de blanc de sa main droite, histoire de m’indiquer l’endroit où je dois disposer le baume contre les ampoules.
Nous partons. Valérie s’est assuré le précieux concours d’un parfum extrêmement subtil. Pas de ces machins ultra chérots, parisiens, et de haulte marque, qui te foutent la vérole dans les narines. Ce que j’abomine les parfums ! J’aime trop les odeurs pour apprécier ces extraits de perlimpinpin. Une odeur, ça ne se fabrique pas. C’est naturel comme une plante sauvage. Ça émane d’un végétal, d’un corps de femme, de la terre, de la pluie, de la mer… Ça ressemble à la lumière, une odeur. Il en est d’éclatantes, de tamisées, de furtives, de secrètes, d’imperceptibles. Des, qui viennent te chercher les trous de nez ; des, que tu ne discernes pas tout de suite ; des, qui stimulent ta mémoire et d’autres qui, au contraire, font chanter ton présent. La môme Valérie, elle renifle comme une allée champêtre dans la rosée. En la humant, t’as envie de la choper par la main et de te mettre à courir avec elle.
On roule sur la voie principale. On passe devant le parlement, marrant comme un temple luthérien. Sur les trottoirs, y a plein de gus en survêtement qui font du footinge. Pas étonnant qu’ils soient tous champions olympiques, les finlandoches : ils passent leur vie à s’entraîner, à courir comme des perdus, le long des lacs. Ils cavalent, au petit trot infatigable. Tu sens qu’ils peuvent aller au bout du monde, commak, sans forcer. Qu’ils ont des réserves plein la poitrine et les guiboles.
Note que ça paraît rudement con, des julots blondasses qui courent à deux ou trois après le panache blanc de leur respiration.
Je les envie en sourdine. Il doit faire chouette dans leurs tronches à ces véloces.
Le driver porte un blouson de cuir, une casquette noire à visière brillante. Il conduit avec les phares allumés ; malgré le soleil matinal. Et, chose pommante, toutes les bagnoles en font autant. Malgré leur fameux soleil de minuit, ils n’y croient pas des masses, au mahomed, les Finnois. Font comme s’il n’existait pas ; comme s’il s’agissait d’une perfide illuse, d’un mirage susceptible de se dissiper d’une seconde à l’autre.
Ma compagne demeure silencieuse. A-t-elle de la peine, à cause de Bézamé Moutch ? Ce voyage lui déplaît-il et regrette-t-elle de l’avoir accepté ? Je n’ose la questionner. On verra plus tard. Quand nous nous connaîtrons mieux.
Le taxi longe de confortables immeubles abritant les grands magasins d’Helsinki. Et puis il tourne à gauche, en direction de la gare. Le départ des bus est dans un renfoncement pareil à un terrain vague. J’espérais un somptueux pullman mais il ne s’agit que d’un bus très moyen. Il ronronne dans le matin frais. Déjà des excursionnistes sont à pied d’œuvre, mal réveillés, hébétés, bredouillants au milieu de leurs bagages. Un « accompagnateur » est là, qui réclame les titres de voyage. C’est un grand zig trop blond, trop maigre, qu’on sent creux et chétif, et timide de surcroît. Un malbaisant, un buveur d’eau, un liseur de bible. Espèce d’étudiant attardé, d’époux sans couilles, frileux, avec des principes frileux et des fringues fatiguées pour frileux fatigués. Il bégaie. Et quand tu bégaies en anglais, ça se remarque deux fois plus ; que je vois en italien, par exemple, ça passe complètement inaperçu.
Le grand maigre, bien entendu, s’est laissé pousser la barbe. Il espère ressembler à Van Gogh, mais il ne fait que convalescent. Je lui remets nos biftons. Ils les ramasse en grande application. S’assure que nous sommes pourvus de nos passeports et visas. Il refoule du goulot, rapport à sa semoule d’hier soir qui passe mal. Il compte et recompte les passagers arrivés. Se trouvent déjà rassemblés : deux vieilles Sud-Américaines embijouxées, un mec basané, genre levantin, avec une frime de faux témoin, une jeune dame ricaine flanquée de ses deux enfants, et deux gouines allemandes dont le mari porte une espèce d’uniforme qui le fait ressembler à un militaire en civil ou à un civil qui se donnerait des airs de militaire en civil. Que ça consiste en une vareuse noire, meublée de gros boutons dorés et ornée d’épaulettes rouges, si tu vois ce que ça peut ressembler ? Tenue vaguement salutiste. Elle fait terriblement « kapo », la dame. Style : « Jadis, quand j’exerçais à Buchenwald, ce qu’on pouvait se marrer. » En plus de ça qu’elle a le toupet de parler allemand, chose que je n’admettrai jamais ! Je m’attarde un peu sur sa description uniquement parce qu’elle est voyante. Mais pas extralucide. Se loquer de cette manière, faut oser.