De nouveaux douaniers, aussi jeunes et raides que ceux de l’avant-poste, se pointent et font la ramasse des passeports en confrontant soigneusement chacun des détenteurs avec la photo du document. Ensuite on nous invite à pénétrer dans le poste munis de nos bagages. Pendant qu’on s’exécute, une équipe de mécanos en combinaison noire, commandés par un gradé des douanes, prennent possession du bus et le conduisent au-dessus d’une fosse pour examen. Un petit nuage de fourmis ailées, de fourmis zélées investit (ou investissent) le véhicule. Certains grimpent sur le toit en s’aidant d’une échelle, d’autres pénètrent à l’intérieur. Tout ça, bien comme il se doit, boulot boulot.
Dans le poste, ça s’opère sans problo. Juste qu’une gentille dame qui, j’espère, ne s’appelle pas Natacha, pas abîmer un si romantique prénom, carrée de partout : cul et poitrail, coupe de cheveux, bouche, ongles, panards, ramasse nos fiches de déclaration. A part ça, on ne nous demande pas d’ouvrir nos valoches. Y a Jules Brochu qui relate sa chaussure et bascule par terre, le nez sur le sol, au moment où la personne s’occupe de lui. Qu’obligeamment, bien que fonctionnaire, elle l’aide à se relever.
Et le vieux Julot de clamer en s’époussetant :
— Dieu de Dieu, quelle cressonnière ! C’est pas une chatte, c’est l’Amazonie !
Et, à son beauf :
— Mon premier cul soviétique, Césaire. Je mène un à zéro.
Notre crevard de guide est tout blême, tout frileux dans le local, essayant de se rendre utile, mais sans trouver à quoi, le biquet, avec sa pauvre gueule bégayante d’étudiant qui a raté ses examens pour cause de maladie de poitrine. Il pronostique que nous n’en aurons pas pour longtemps, contrairement à ce que l’on pouvait redouter. Dès que notre bus aura été inspecté, nous aurons la permission de repartir. Il annonce qu’on pourra changer de la fraîche à la halte de Vyborg. Y a un bureau de change à la gare de cette coquette cité. Il recommande de pas prendre lulure de roubles, vu que, contrairement à ce qu’on imagine sottement en Occident, la monnaie soviétique, c’est le dollar.
Et bon, très bien, on est prêts à rembarquer. Mais ne voilà-t-il pas qu’il manque Bérurier.
Le Mahousse a disparu. Je fonce aux vouatères, m’assurer. Il n’y est pas ! J’alerte le guide tubar, le chauffeur. On s’informe. Pas de Bérurier. Je questionne un chef gabelou, pour la peau : il ne parle que le russe. Je vais prévenir la dame carrée, à la chatte luxuriante. Elle transmet. Des douaniers se mettent à chercher. Rien. Pas plus d’Alexandre-Benoît que de beurre dans un restaurant populaire. C’est pourtant pas une épingle, le Mastar. Je l’hèle à pleine voix. Des douaniers munis de talkies-walkies causent dans leurs appareils à d’autres gens qu’on sait pas qui. Toujours rien. Je voudrais explorer, mais on me refoule. J’ai que le droit de rester sur l’aire d’embarquement des bus. En plus, comme mes appels désobligent leurs tympans, ces messieurs à casquettes vertes me font signe de la boucler. Le blond barbu, faux Van Gogh pour maison de santé, est tant tellement consterné, qu’il en a des stalactites au pif. Il est trognon tout plein, ce philosophe en biscottes, avec sa bouteille d’eau minérale qui lui bat le flanc. Il fait des efforts pour respirer. On sent que ça n’est pas un mariage d’amour, l’oxygène et lui. Que ça ne durera pas autant que la guerre entreprise par Edouard III d’Angleterre et Philippe VI de Valois. Il a beau respirer à l’éconocroque, Gaston, il est clair qu’il tape dans son capital. Un de ces quatre il aura plus suffisamment d’autonomie. Ses éponges s’assécheront, ressembleront à des morilles déshydratées. Je me le représente, sur une couche funèbre, beau comme un prince mort-né des temps jadis.
Les Popofs, gens extrêmement économes de paroles, lui ordonnent comme ça qu’il faut qu’on va foutre le camp, libérer le plancher. Ils ont son passeport, au Béru. Ils se chargeront de le retrouver.
Un qui est mort d’inquiétude, c’est le gars mézigue, fils unique et préféré (comme je dis toujours) de Félicie. Moi, elle ne me dit rien qui vaille, cette disparition. A-t-on arrêté le Gros en douce ? J’en doute. C’est pas le genre de mecton qui se laisse emballer en silence. Je rassemble mes souvenirs, pour essayer de piger à quel moment il n’a plus été là, le Gros. Je le vois, coltinant sa valoche de carton qui tient fermée grâce à une ficelle pleine de nœuds. D’ailleurs, elle est encore sur la banque de la douane, sa valoche. Et elle lui ressemble terriblement. Rien de plus évocateur qu’un objet sans son possesseur. Il devient une sorte de projection de l’absent.
Hélas, il faut partir.
« Bast, songé-je, le cher Gros s’est déjà sorti de situations plus ambiguës. » Car c’est fou ce que je réfléchis avec élégance, moi qui si mal cause et encore plus mal écris. Je respecte ma pensée. Donc, je me respecte. Tu lirais en moi, t’en reviendrais pas : ce luxe de vocabulaire, ces tournures châtiées… Ah, je mets les petits adverbes dans les grands, sois sûr. C’est le grand service, avec les couverts à poisson, l’assiette à salade, les fourchettes à huîtres, toute la bastringuée. Baccarat, Christofle, Limoges, en voiture !
Nous repartons, sans le Gros, pour de nouvelles aventures. A tout de suite.
Route de Vyborg 14 h 10.
Ce qu’il y a de surprenant, et même tiens, je ne vais pas mâcher mes mots, jouissant d’un estomac à toute épreuve, ce qu’il y a d’étrange c’est le quasi-mutisme de Valérie Lecoq.
Enfin, comme disait l’inculpé au président du tribunal : je te fais juge. Voilà une fille qui débarque bizarroïdement dans cette affaire. Quel rôle y joue-t-elle ? Mystère. Je la convie à faire ce voyage avec moi et elle accepte sans trop se faire tirer. Elle apprend que la jeune femme qui m’accompagnait a été retrouvée pendue, mais elle ne me pose pas de questions. Depuis notre départ d’Helsinki, elle mitonne dans un silence quelque peu crispé. Pour tout te dire, elle semble être aux aguets. J’essaie de lui parler, mais elle me répond à peine, d’un ton distrait, distant, distendu. A un moment, très machinalement, parce que je suis ainsi et pas autrement, j’ai posé ma main sur son genou. Alors elle a pris ma main comme on chope les crabes, par en dessus la carapace, pas qui te pincent et l’a déposée sur mon genou à moi en murmurant « pardon », d’un air de s’excuser, ce qui est le comble du comble.
Le bus privé d’Alexandre-Benoît Bérurier roule en direction de Leningrad. Au bout d’une chiée de kilomètres (environ) la forêt commence à s’éclaircir.
Nous ne croisons que des véhicules militaires plutôt délabrés. Là-bas, à l’horizon, se profilent une nouvelle barrière, une guitoune vitrée, des soldats. Nous stoppons de rechef, comme on dit dans les cuisines de restaurants. Et de rerechef, un préposé en uniforme verdâtre monte à bord du car, sans regarder personne. Leur force, ces gens, c’est la manière que leurs yeux clairs passent sur ta personne sans paraître la réaliser, comme si tu étais fait de verre absolument translucide. Des regards-lasers, ils possèdent. Impénétrables. Faut un drôle d’entraînement pour parvenir à voir ses semblables sans les regarder, et à les regarder sans les voir. Une technique dûment mise au poing, moi je te le dis[5].
Comme ceux qui nous ont déjà rendu visite, il fonce droit aux gogues. Une vraie marotte de leur part. Obnubilés, ils sont, par les chichemanes. A croire qu’ils considèrent les chiottes comme la planque idéale, la cachette rêvée. Le nouveau visiteur explore les lieux. Puis se retire de sa démarche lourde, résolument empotée, on dirait. Ça aussi, ils s’exercent à avoir des gestes pesants, comme engoncés, tu vois ? Leur esprit est indiscernable, mais leur corps est massif ; il joue de tout son volume, l’enfle et l’appuie. Une tactique. Ça correspond à des choses précises, bien étudiées.