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Le voilà qui redescend sans se presser.

Nous repartons. Les gens du bus regardent par les vitres le morne paysage peuplé d’isbas branlantes sommées d’antennes tévés. La population est malacoutrée, lente, morose. Des femmes pareilles à des poupées russes, toutes coiffées d’un fichu ou d’un foulard, marchent sur les talus en coltinant de vieux cabas emplis de bois mort ou d’herbe à lapin. Des types circulent à plusieurs sur des motos antédiluviennes. Çà et là, un immense panneau propose la photo de M. Leonid Brejnev à l’admiration des foules.

— Vous permettez ?

C’est Valérie qui réclame le passage pour se rendre aux toilettes. Je me dessiège pour lui laisser l’accès à la travée. Elle prend son sac qui était posé sur le plancher du car et s’esbigne.

Curieux comme je me sens mal dans ma peau depuis la frontière. Ce malaise ne provient pas de la Russie, peut-être pas non plus de la disparition du Gros. Non, il s’agit d’autre chose. D’une angoisse inexprimable. Je me dis qu’on roule vers des catastrophes. Et aussi que la présence de miss Lecoq à mon côté me déprime. Et je n’arrive pas à piger pourquoi. A cause de son mutisme, à cause de sa rebuffade ? Parce que je ne sais sur quel panard guincher avec elle ?

Que la revoici déjà. Elle a, en hâte, rechargé les batteries de son maquillage. Les joues, les lèvres. Vite fait sur le réchaud-camping. La coquetterie de voyage.

Elle retrouve sa place. Je me réinsère dans la mienne.

Elle aussi, comme tout le monde, regarde se dévider la Russie. Notre guide a fini par fermer sa pauvre gueule en manque de santé. On n’entend que le ronron du car. Le chef-gouine fume des cigarettes orientales dont l’odeur ferait dégueuler un muezzin. Je m’embarque dans une somnolence joliment feinte qui me fait basculer en avant. Ma main gauche part au charbon. Elle se faufile dans le sac à main de Valérie. Pour la seconde fois depuis le début du voyage, car je l’ai déjà inventorié avant la frontière. Pourquoi cette seconde fouillette ? Je vais te dire : parce que l’Antonio bien-aimé possède un sixième sens tellement bien affûté qu’il pourrait se raser avec, un jour qu’il aurait oublié son Braun électrique. Et il vient de se passer quoi, grâce à ce sixième sens ? J’ose tout juste le dire, que ça pourrait sembler dingue à quelqu’un de moins gland que toi. Mais enfin, on se gêne pas, nous deux, hein ? Si tu rechignes à me croire, tu rechignes à me croire, j’en ferai pas une hépatite virale. Je vais tout de même pas me briser la nénette devant cette perspective. Bon et con, ça commence par la même lettre, comme dit mon pauvre absent de Bérurier. Or, donc, tout un rapide enchaînement de menues remarques s’est opéré dans la partie gauche de mes méninges. J’ai noté que le militaire qui a visité en dernier nos chichemanes gardait sa main droite dans la poche de sa vareuse (qui est tunique en son genre). Et que cette poche était renflée de façon géométrique, c’est-à-dire que le volume qui la gonflait possédait des arêtes vives et des angles droits. J’ai noté que, seul de ceux qui visitèrent les doublevécés, il y est entré un instant, alors que leur exiguïté rendait évidente leur videur[6]. J’ai noté que très peu de temps après ce contrôle volant, Valérie s’est rendue aux toilettes en emportant son sac. J’ai noté qu’au retour, son sac était plus dilaté qu’à l’aller. A part ça tout va bien, la récolte des pommes de terre sera bonne cette armée, merci.

Et ma chère main gauche, pas plus gauche que la droite et parfois plus adroite, caresse une boîte en carton, cubique, format 10 × 10 × 10. Au toucher, j’évoque l’emballage d’un moulinet. Car toute sensation te fait vibrer la mémoire. Moi, cette boîte me remet en mémoire l’achat de mon premier moulinet. J’ai détraqué le moulinet, mais conservé l’étui. Il est dans le placard de ma chambre et j’y range de ces bricoles qui ne servent plus à rien mais qu’on ne se décide pas à jeter parce qu’on traîne peu ou prou une hérédité paysanne.

J’ai retiré ma main en me promettant de contrôler le contenu de la boîte à la première occasion. Alors, franchement, cette fois me voilà certain que la môme Valérie trempe dans un potage qui n’a pas le goût de poulet. Et que ses activités impliquent des ramifications importantes. Parce qu’enfin, si elle jouit de la complicité d’un militaire soviétique, c’est que sa mission en Russie est d’envergure, non ?

Je ferais peut-être bien de prendre garde à mes os. Du coup, mon inquiétude à propos de la disparition de Bérurier croît à la puissance machin.

A présent, on approche d’une ville. On longe une voie ferrée destinée à des convois qui ne sont pas des tramways sans être vraiment des trains. Çà et là, on longe des stations où attendent des gens râpés, pleins de mélancolie. Est-ce une illuse ? A Aubervilliers ou à Courbevoie, les gus de même condition n’ont-ils pas, eux aussi, le poids du monde sur les endosses ? Ne portent-ils pas des fringues pareillement usagées et ne courbent-ils pas également la tête comme s’ils appréhendaient une forte détonation ? Est-il juste ou injuste de les trouver accablés, ces gens d’Ognon Soviétique ? Le sont-ils réellement ou bien m’efforcé-je de croire qu’ils le sont ?

Pour bien savoir, il faudrait pouvoir discuter avec eux, dans leur langue. Ne pas avoir peur de poser des questions indiscrètes et ne pas craindre d’y répondre…

Voici Vyborg. C’est écrit dessus, en lettres russes. Au bout de pas longtemps, on découvre tout de même la signification des mots, sur les panneaux indicateurs. Le bus s’engage dans une rue défoncée où le pavé moutonne. On longe des immeubles qui furent cossus, jadis, mais dont on a gommé la splendeur passée par l’usage qu’on en a fait depuis. C’est comme des fringues de velours portées longtemps par des égoutiers. La qualité originelle subsiste, mais le luxe a été tourné en dérision.

Et qu’on tournique en cahotant… Tournique et tournicote encore. Tant qu’enfin on débouche dans le centre.

Voici la gare. A droite, en regardant la façade de l’édifice, s’étend un parking pour autobus. Nous nous y rangeons. Le tubar à barbe soyeuse dit que le bureau de change est situé au premier étage de la gare et qu’on va repartir dans 45 minutes. Avis de pas rater le coche ! Sur le flanc d’un immeuble, plantureuse, s’étale la photographie à m’sieur Leonid, le sourcil haut perché, le regard paterne, l’air absolument content du type qui a fait tout ce qu’il a pu et peut-être un peu plus. Je lui souris, il me répond rien, se contentant de me toiser du haut de son immeuble. Il surveille tout, de là-haut, m’sieur Leonid. Comme s’il était déjà au Paradis. Parce qu’il ira, crois-moi. Qu’il le souhaite ou non. Tout le monde y va, tout le monde ira, c’est étudié pour. Pour l’instant, il défrime son peuple. Et il fait quoi, le peuple, sous le beau regard sourcilleux du chef ? Je vais te dire : il biberonne. C’est plein de mecs nazebroques qui se soutiennent les uns l’autre.

Qui dégobillent dans les gogues infernaux de la gare. Qui cernent la guitoune d’un marchand de bière sur la place, près des parkinges, et qui, là, immobiles, silencieux, se torchonnent en hâte, avec ces airs viceloques et gênés qu’ont les collégiens surpris à se toucher dans les tartisses. Leurs yeux proéminent, gélatinent, larmouillent. Ils boivent à gros flacon, d’un sûr mouvement de la glotte. Sont presque polyglottes tant est yoyoteux leur as de pique laryngé.

Ça pue l’aigre. La bièrasse tournée.

Je monte au bureau de change, en même temps que mes compagnons de route. Derrière un grand guicheton, deux gonzesses grincheuses se livrent à l’opération paperassière. Passeports, feuilles de déclaration, doubles, fiches, merderies en tout genre, ici comme ailleurs, ici comme partout, où le moindre acte se ramifie en complications sans fin. Qu’on est toujours à l’affût d’un coup de tampon. Qu’il t’en manque et manquera toujours un. Et quoi de plus con qu’un tampon ? J’exige une réponse ! Je veux qu’ils m’affranchissent, les tamponneurs suprêmes d’en haut lieu. Qu’ils m’expliquent pourquoi une rondelle de caoutchouc en relief, mal encrée, pisseuse, régit notre vie collective ; qu’ils me disent comment on peut avoir de l’estime pour un système qui utilise des tampons, qu’il soit de gauche ou droite ou du beau centre mollasson ! Le tampon, c’est le fer à marquer le bétail humain. Un jour proche on y viendra, au vrai fer rouge. Floc, en plein front. Qu’on sache bien, au premier regard, qui tu es, d’où tu viens, ce à quoi tu as encore droit, en admettant qu’il te reste le droit d’avoir droit à quelque chose. Ah ! bourriquerie universelle ! Fonctionnairerie de merde, asservisseuse, contraignante, salement putride. Honte de nous, qui tant nous entre-méprisons, qui tant nous brimons ! Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons ! Sus aux tampons !

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6

Nous conjectons que San-Antonio entend, par le néologisme que voici, signifier que les cabzingues étaient inoccupés.

Note (impayée) de l’Editeur.