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En attendant, je fais la queue, comme tout le monde.

« Au suivant ! » qu’il chantait le gars Brel. On queueleuleute, c’est la loi de la jonglerie contemporaine.

Tout ça pour transformer quelques francs en quelques roubles. Bon, voilà, une pincée de biftons soviétoches. Heureux de faire leur connaissance. La mornifle est le reflet du pays où elle a cours. Regarde les billets suisses, comme ils sont bien dodus, graves, avec un fil d’acier à l’intérieur pour exclure les contrefaçons. Les dollars tous au même format, faciles à enfouiller, pas trop froissables. Les lires qu’on a toujours l’impression que vingt personnes se sont torché le cul avec avant qu’elles t’arrivent dans le porte-lazagne. Vois les billets français, pâlichons, moudus, minces comme du faf à cigarettes. Le reflet fidèle, je te dis. La nation s’exprime dans ses billets de banque.

Je vais pour couler mon change dans la poche de mon veston, selon ma bonne habitude, car je méprise trop le fric pour lui accorder un asile particulier, quand voici que mes doigts rencontrent à l’orée de my pocket un corps étranger qui ne s’y trouvait pas un tout petit instant plus tôt.

J’empare l’objet et l’examine discrètement. On fait un boulot qui exige un qui-vive permanent. Si tu ne contrôles pas tes moindres réactions, tu te fais moucher facile.

Alors, bon, très bien, je cueille le machin en question et vais le zyeuter à l’écart. Et il s’agit de tu sais quoi ? D’une clé à l’anneau de laquelle est accrochée une grosse plaque en plastique ornée du nombre 6144, qui en vaut un autre, selon moi.

Je considère le groupe agglutiné contre le guichet de change. Chacun paraît soucieux de transformer ses devises dans le laps de temps imparti par notre guide. Cela dit, il n’y a pas que les passagers du bus dans cet essaim humain. D’autres mecs y figurent aussi. Lequel a glissé cette clé dans ma poche avec tant de doigté que je ne me suis aperçu de rien, moi si vigilant, surtout lorsque je me trouve en mission. Et que signifie cette clé ? La plaque du numéro est d’un brun très foncé, les caractères sont dorés et en creux. Il s’agit probablement d’une clé d’hôtel.

Perplexe, je remets l’objet dans ma fouille. Décidément, ce voyage est riche en péripéties discrètes. Evaporation du Gros. Remise d’un paquet carré à Valérie Lecoq par un militaire russe. Clé introduite en loucedé dans ma vague. Voilà qui ne manque pas de sel, comme disait M. Cérébos.

Lorsque le bus repart, il compte deux passagers de plus qu’à son arrivée : une guidesse d’Intourist venue suppléer le barbichu poitringue, et un monsieur qu’on ne nous présente pas, mais que sa gueule affirme flic solennellement, même qu’il est habillé en flic civil, avec un long cuir râpé et un feutre à grand bord gondolé ; avec, par-dessous, une bouille qui ferait avorter une mule[7].

Notre nouvelle guidesse n’a rien de commun avec celle que chante Bécaud. Pour les grandes tresses blondes et le mignon valseur, tu repasseras. On a en face de soi une forte dame carrée dans son tailleur à coup de serpe bleu, chemisier rouge. Une poitrine en capot de ZIL 114 (la voiture d’apparat servant aux déplacements de m’sieur Leonid), des cheveux gris tranchés court. Un regard délavé à l’eau de Javel (pas la marque Lacroix, là-bas qu’ils ont déculté les églises, tu parles !). Un soupçon de rouge à lèvres, qu’elle a passé en se regardant dans une brosse à cheveux, tellement qu’il est mis à côté de la plaque. Tu mords le topo ? Détail attendrissant : elle garde au bras un vieux sac à main de faux cuir. Et moi, ce sac à main accroché une fois pour toutes dans la pliure de son bras gauche, tu ne peux pas savoir ce qu’il m’émeut. Il confère une gaucherie au personnage. Tu te dis qu’une bonne femme avec ce sac-là, et cette manière de le coltiner, ne peut qu’être une brave femme.

Elle jacte en anglais, tout comme notre guide, mais sans bégayer. Et elle raconte comme quoi Vyborg, le Golfe de Finlande, et ci et ça, un poil Guide Bleu, ce bréviaire de l’individu moderne.

Pendant qu’é cause, je repalpe le sac de Valérie. Le paquet cubique ne s’y trouve plus.

Leningrad 18 h 04 (environ).

Des flopées de bus alignés en épis. Des rouges et crème, des bleus et bleu, des verts et blanc, à l’infini, tant que la perspective ramène celui du bout à une maquette de Dinky Toy.

L’hôtel Moscou (ça s’écrit Mockba, mais n’en parle à personne) est deux fois et demie grand comme la gare Saint-Lazare. Tout de marbre vêtu, il fait l’angle de la prodigieuse avenue Alexander Newsky et de la place du même auteur. Pénétrer là-dedans, c’est mourir d’agoraphobie, ou en guérir. Lorsque nous franchissons l’une des portes vitrées (les autres ont été condamnées à la relégation) étroitement surveillée par deux ou trois gros vieux portiers aboyeurs, en bras de chemise, nous marquons un pas de recul : un océan de valises s’étend devant nous, jusqu’aux lointains comptoirs de la réception à quelques hectomètres de là. Un con de Japonais qui flasherait ça obtiendrait une photo saisissante et combien surréaliste. Tu croirais une grève volcanique. Le flou barbu avec son cache-nez comme une chasuble de traviole et la goutte au naze, escorte la guidesse soviétique vers la réception. Nous douze, on attend, troupeau frileux de crainte, dérouté par cette immensité marmoréenne, laide et mastoc. Je me sens tout gauche dans ma peau de voyageur organisé. Je comprends combien elle est facile à manipuler, la horde des touristes. Quelle chouette industrie ! Et quelle pâte incomparable : souple, onctueuse, docile sous la main. Levant à la demande. Se courbant de même. Photographiant sur ordre. Bouffant à l’heure prescrite. Onc militaire, jamais, ne se montra plus soumis qu’un touriste à son guide.

Et poli, obséquieux, servile. Lui brandissant de torves sourires éperdus. L’écoutant blablater, écarquillé d’admirance. Buvant ses paroles, les moindres, prêt à lui pomper le dard si ça pouvait lui faire plaisir.

In petto j’enrage, je désespoire. Me dis qu’il est crétin de se tenir ainsi, à dispose d’horaires, de payer pour être prévu, de se laisser promener comme un grand handicapé dans un fauteuil roulant, sans pouvoir aller de droite ou gauche, s’arrêter quand bon semble. Prisonnier des rouages d’un « office », d’une « organisation ». Client vendu. Pauvre voyeur à bagages. Ballotté, promené, traîné de gré et force, avec ses envies de pisser, ses fatigues, ses cors au pied surchauffés, ses hémorroïdes galvanisées ! Connards !

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7

Il s’agit d’une astuce san-antoniaise, la mule étant un animal réputé stérile.

Note du crémier.