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— Hé, Jules, filons d’ici !

Je l’aide à se relever. Il a son revers de veston couvert de vomissure et il flageole.

Il me suit comme un spaghettis aux tomates. Sans paraître se rendre compte qu’il vit toujours, qu’il est français, vacciné et qu’il a voté pour Le Canuet y a pas si long.

Une fois dans le couloir, nous opérons quelques enjambées sans parler. Se dire quoi ?

Moi, je continue de vouloir comprendre, et je continue à ne rien piger. C’est l’opacité intégrale, cotonneuse. Pourquoi a-t-on glissé dans ma poche, à Vyborg, la clé d’une chambre du Moscou (qui s’écrit Mockba, mais personne ne doit être au courant) où ne s’est pas encore perpétré un massacre sans précédent dans une chambre d’hôtel ?

Jules s’appuie tout à coup au mur du couloir.

— Emmenez-moi dans ma chambre, il dit, je crois que je vais mourir.

Je lui demande sa clé. Il me la donne. C’est le No 6138. J’ouvre, cette fois, pas de charnier à l’horizon. Il se laisse tomber sur le canapé. J’ouvre le frigo, malheureusement il est vide, contrairement à ceux de nos misérables établissements occidentaux qui ne perdent pas une occase d’avilir l’individu en l’incitant à l’alcoolisme, à la drogue, à la fornication crapuleuse, au lucre, au R.P.R., à l’onanisme et à tout un tas d’autres trucs plus dégueulasses encore que toi. Ici, no problème : les frigos sont vides. Tu peux aller y respirer de l’air frais, quand l’envie t’en prend. Une grande lampée, mrouhafff ! Hm, que c’est bon !

Je me contente d’aller mouiller un linge et de lui bassiner la frite.

Il est tout dodelinant, le chasseur de chattes. Tout ailleurs, tout nulle part, plutôt.

— Ça va mieux, vieux Jules ?

Il hébète.

— Ça consistait en quoi, tout ça. Ces gens assassinés ?

— Je ne sais pas, mon pauvre ami. Ressaisissez-vous, et surtout n’en parlez à personne, pas même à votre cher Césaire. Il y va de votre sécurité, de votre vie. Ne l’oubliez pas. Un mot, un seul, et c’est la calamité calamiteuse la plus noire, la plus inextinguible jamais enregistrée dans l’hémisphère nord. Vous le comprenez, n’est-ce pas ?

Il bavoche, vraiment vieux, tout à coup. Certains êtres, ça s’opère brutalement, l’engouffrade dans la vieillesse. Tête première, comme quand tu plonges à l’eau. Hop ! Il est vioque ! Bravo ! Merci pour la démonstration !

Voilà qu’il se met à branlocher la tête, le visionneur de chaglaglattes. A faire des bulles inabouties, pareilles à celles que tu vois crever à la surface des mares où gazouillent les têtards batraciens.

— C’était une blague, hein ? il finit par glapouiller.

— Exactement, vieux Jules. Une blague.

— On aurait dit une monstre partouze ?

— C’en était une, à la vérité, vieux Jules. Juste une phénoménale partie de trouduc. Maintenant, vous allez changer de costar et descendre dîner. C’est bon la cuisine ruski. Pojarsky, côtelettes Kiev, bortsch, blinis ! Y a bon. Et puis on commandera de la vodka.

Et je lui fredonne les Bâtonniers de l’avocat, je veux dire : les Bateliers de la Vodka, manière de créer l’ambiance, lui chasser les miasmes nécrospirituals.

— C’est promis, vieux Jules ? Vous vous refringuez ? Et puis vous venez à la becte ? Et surtout vous la fermez, hein ? Parlez-nous de fesses, vieux Jules : des culs princiers avec lesquels vous eûtes des face à face. Les culs primés, primesautiers ; ceux qui fleurent la lavande des Alpes, et ceux qui sentent le bon cul de Normandie. Allez, oust, secouez-vous, vous êtes français, merde !

Je le quitte sur cette exhortation patriotarde.

Ça m’a quelque peu revigoré de le houspiller. Parfois, c’est en voulant convaincre autrui qu’on acquiert les fortifiantes certitudes. J’ai décidé de la boucler. J’ai décidé que ce cauchemar allait se dissiper, qu’il ne me concernait aucunement. Que la vie continuait, simple et tranquille.

La cerbère du bureau-à-clés me guigne d’un œil qui ressemble à son drapeau national.

Elle attend la remise de la clé. Or, j’ai oublié celle-ci sur la porte, au plus fort de mon incommensurable émotion. Je retourne la chercher. J’ai la tentation de rouvrir un petit coup histoire de m’assurer que je n’étais pas en état d’hypnose tout à l’heure. Mais je me retiens. Qu’à quoi bon s’infliger des tortures soi-même du moment qu’on coexiste avec une tripotée de fumiers qui s’en chargent.

Je reporte la carouble. In my little shoes, qu’I am ! Dedieu ! La gonzesse m’a retapissé avec ces menus incidents. Elle saura affirmer que j’ai pénétré au 6144.

Je lui dépose la clé sur le bureau et me propulse aux ascenseurs.

— Please ! elle me fustige.

Je décris un cent quatre-vingts degrés. Elle est là, qui brandit la carte correspondant au numéro de la clé.

San-Antonio la cueille. Bredouille un merci, très bien et vous ? distrait. Enquille le second ascenseur.

Juste le temps d’un étage. Je mate la brème number 6144. Faut que je m’en défasse d’urgerie. Je la plie en deux et l’insère sous la plaque de métal vissée à l’une des cloisons de la cabine pour indiquer le nombre de passagers admissibles.

Puis, rapidos, je m’éjecte. J’ai besoin de réintégrer ma chambre à moi un petit instant pour me refaire un point fixe à défaut d’un moral.

Je présente ma carte à la fille. Elle l’examine.

— Non, c’est à l’étage au-dessous, dit-elle.

Je regarde le rectangle de papier brun où, en lettres d’or, magistrale le nom de Moscou (ça s’écrit, je te le répète sous le sceau, le sot, le seau et le saut du secret Mockba). Au verseau, il y a une partie blanche, et c’est écrit, à la main et à l’encre simultanément le nombre 6144.

Triple con, me traité-je, sombre cloche, déchet, débile frénétique. C’est ta propre carte que tu as glissée sous la plaque.

Maintenant, va me falloir la récupérer. Et c’est pas de la tartelette car je dois prendre l’ascenseur numéro 2 (il y en a quatre), et m’y trouver seul, alors que les clients commencent à dégringoler pour la croque.

J’appuie sur le bouton d’appel. Le 3 se pointe. Je m’abstiens d’y monter. Renouvelle l’appel. Maintenant, voici le 4 ! Je n’y grimpe toujours pas. Je me farcis ensuite, et tour à tour le 1, puis encore le 3 avant d’obtenir le 2. Il est presque plein : des Noirs et des Lyonnais. Les Noirs sont américains, les Lyonnais sont de Lyon (69, essuyez vos moustaches, comme dit mon pote Lulu). Je dévale avec eux. Parvenu au r. de c., comme c’est écrit en France sur le bouton correspondant, je claque des doigts, comme un qu’a oublié quelque chose et je demeure dans la cabine. Des mecs se précipitent, des retardataires qui ruent se changer. Je me farcis toutes la grimpette. Hélas, d’autres mecs envahissent la cabine pour descendre. Et ce manège se répète six fois avant que je ne me retrouve enfin seul. Retirer le carton est plus dif que de l’introduire. Reus’ment que je possède une lime à ongles. In extremis, comme on dit en yougoslave, je le retire de sa planquette. L’examine. Alors tout bascule, bouscule, tentacule, flahule, péninsule. La carte d’admission porte, tout comme l’autre, le No 6144.

Amen.

Leningrad 19 h 11.

Ce qui revient à dire que je suis détenteur de deux cartes 6144.

Comment se peut-ce ?

Longue réflexion du commissaire Santonio, durement emmerdé, le chérubin, car il se sent couler lentement, inexorablement, comme il faut dire dans les livres à suce pince, c’est très bon, très percutant inexorablement. On vend bien l’article. Moi j’en sais, chez des éditeurs concurrents, qui en passent plusieurs boîtes de cent par polar, paraît qu’on leur fait des prix à la vocabulairerie. On chuchote même que l’un d’eux (ou l’un d’œufs) les fabrique lui-même, ses « inexorablement », avec des caractères qu’il découpe dans des vieux journaux, moi je trouve que c’est de la petite éconocroque miséreuse, indigne d’un romancier de talent. Si t’as pas les moyens de te mettre écrivain, oriente-toi ailleurs, petit gars ; la profession est déjà assez encombrée comme cela, avec tous ces gonziers qui se font fabriquer trois cents pages de souvenirs par les mémowriteurs de service ! Qu’à la longue, à force de causer les uns des autres, les gens célèbres finissent par écoper du même bouquin. Maintenant, on se dérange plus. On a un contenu type, y a que la couverture qui change, titre et nom d’auteur. Sinon, te gratte pas, c’est le même identique book vu que ces cons ont tous la même vie creuse.