Et je te dis qu’il plonge inexorablement dans un cauchemar, messire l’Antonio joli. Parce que c’est la nana du cinquième qui m’a fourgué cette brème marquée 6144 lorsque je lui ai rendu ma clé du 5201.
Donc, y a comme un complot.
Histoire d’en obtenir le cœur net, je dévale à la réception, déserte ou presque à cette heure, car tous les bus ont regagné leur bercail.
Une fille blonde, roulée comme un habana, écrit des choses russes dans un gros registre.
Je lui viens à elle nanti d’un sourire si totalement envoûteur qu’une chaisière en ferait pipi dans son armure.
— Navré de vous importuner, dis-je, figurez-vous que j’ai jeté par mégarde la carte de ma chambre, de ce fait, il ne m’est pas possible d’en récupérer la clé, auriez-vous l’extrême obligeance de m’en établir une autre, j’ai la chambre 5201.
La gonzesse serait à peu près jolie si elle n’arborait un visage ravagé par la constipation. Elle m’enveloppe d’un de ces regards qui ne voient pas dont les fonctionnaires soviétiques ont le secret. A la manière qu’elle pince les lèvres, tu croirais qu’elle a la G.D.B. (alors qu’elle n’a que le K.G.B.).
— Quel nom ? fait-elle à regret.
Je lui gazouille mon patronyme en essayant que ça ressemble à une chanson d’amour par Frank Sinatra.
Elle compucte un fichier, secoue la tête.
— Vous avez la chambre 6144, me répond-elle de sa belle voix polnordaise.
— C’est une erreur, réponds-je posément. D’ailleurs il est simple de le vérifier : tous mes effets se trouvent dans la chambre 5201.
Elle prend une carte, écrit dessus et le vent de l’espoir gonfle soudain les voiles de mon soulagement, comme l’écrirait quelqu’un qu’à quoi bon lui faire de la publicité ici ?
L’ayant remplie, elle me la tend.
— Voici, et ne la perdez plus !
— Mille merci, jolie mademoiselle.
Je braque mon périscope sur le carton. Je lis chambre 6144.
Et de trois !
— Mais, mademoiselle, puisque je vous jure que j’occupe la chambre 5201.
Elle ne s’occupe plus de moi, falute à nouveau son fichier bivoltant.
— Mademoiselle, envoyez quelqu’un avec moi jusqu’à la chambre 5201, je suis en mesure de prouver que…
— La chambre 5201 est occupée par un voyageur américain, trancha-t-elle.
Son fichier est refermé, elle se remet à rédiger dans le grand registre joyeux comme un registre d’écrou.
Fort marri, je gagne le cinquième étage. Une grande rumeur de fourchettes et de bavardages-à-bouche-pleine parvient de la salle des congrès servant de salle à manger.
Les couloirs de l’hôtel sont déserts pour le moment. La préposée aux clés du cinquième me regarde pointer tout en téléphonant. Comme je lui passe devant sans marquer d’arrêt, elle m’hèle.
— Please, sir !
Je lui adresse un baiser du bout des doigts.
— Je vais chercher un ami pour dîner, lui lancé-je en poursuivant ma marche décidée.
Elle en reste là, se contentant de me suivre du regard. Parvenu à la lourde 5201, j’extrais mon gentil sésame et entreprends de tutoyer la serrure. Elle récalcitre vu qu’il y a la clé à l’intérieur. Pour lors, je toque. Presque illico on m’ouvre. Je me trouve en présence d’un gros Noir de cent vingt kilos centigrades porteur d’un seul slip bleu à pois verts. Il a une bouche semblable à un steakburger ruisselant de tomato ketchup.
— Yé ? il me balance avec bonhomie.
— Excusez-moi, lui dis-je, n’y aurait-il pas erreur ? Mes bagages doivent se trouver dans cette chambre.
Il déplace sa forteresse de quelques pouces. Une montagne de Samsonite vertes, rouges, fauves, à roulettes, à sangle, à rien, anapurne au mitan du salon.
— Non, il n’y a que mes valises à moi, ici, répond Amin Motor ; quand je suis arrivé, l’appartement était complètement vide.
Pour preuve, il ouvre la penderie. Effectivement, je constate que. Alors je me retire en lui bredouillant des trucs qui n’ont pas besoin d’être intelligibles, vu qu’il s’en fout à outrance.
Ne me reste plus qu’à opérer une courageuse (ô certes !) vérification au 6144. Avec trois cartes d’accès pour cette chambre maudite, no problème. Je me risque une nouvelle fois dans la nécropiaule. Mes valises s’y trouvent en effet. Mes effets sont rangés dans le placard, mes cravates accrochées à la tringlette conçue pour. Si ce n’était ces cadavres empilés, tout serait O.K.
Le moment est venu d’aller à la bouffe et de statuer sur ce qui m’arrive.
Leningrad 19 h 26.
— Elle est bien, votre chambre ? me demande Valérie.
Cette chérie a eu la délicate attention de me réserver une place à son côté. La table destinée à notre joyeuse « excursion » est presque complète. Ne manque plus que le gars Jules. Son vieux fripon de beauf est là, qui jacasse, en l’attendant. Il raconte au Levantin à gueule d’espion de série C qu’il a vu la chatte de la fille aux clés de son étage, une grosse doudoune forte en cuisses, et que cette personne n’use pas de collants, cette plaie de l’humanité, mais bel et bien d’un antique porte-jarretelles noir, assorti d’une culotte fendue et de bas à grilles. Son précieux témoignage, venant après celui de l’ami Jules, nous amènerait à penser que les dames russes suivent la mode de très loin.
— Ma chambre est parfaite, réponds-je à ma compagne.
Curieux comme son comportement s’est modifié. Elle semble détendue, presque joyeuse de ce voyage. Elle parle beaucoup, ayant le rose de l’excitation aux pommettes. Et moi, pauvre loque amère, j’ai l’esprit qui ressemble au Père-Lachaise. La vision dantesque des morts entassés m’obnubile la citrouille. Je ne puis chasser de mes yeux seconds cet amas monstrueux de cadavres sanglants.
On se tape un bortsch (ça s’écrit comme ça se prononce) agrémenté de petits pâtés. Très good. J’ai toujours aimé la cuisine russe, mais là, vu les pensées qui m’hantent, j’avoue ne pas l’apprécier à sa juste avaleur.
Une autre vilaine idée me point, je me dis qu’une femme de chambre va fatalement pénétrer dans « la mienne » pour faire le plumard. Et alors ce sera la grande beuglante de détresse, branle-bas de con-bas. La garde va accourir. Je serai embastillé de première. J’ai eu tort de ne pas donner l’alarme en découvrant le poteau rose avec Jules. Mon silence me rend complice du forfait. Que répondrai-je lorsque les argousins leningradais m’interrogeront ?
Le brouhaha de la salle à manger, c’est celui de la fête du P.C. à La Courneuve. Deux mille convives cassegrainent en jacassant dans toutes les langues. Chacun raconte ses précédents voyages de-ci et là à travers le monde. Car chacun n’a que le souci de s’écouter causer. Toujours ce moi de cocagne auquel grimpe tout individu dans l’espoir de se jucher plus haut que les autres. Mais les autres en font autant. Et alors ils sont agrippés, là-haut, au sommet d’eux-mêmes, et tu ne vois plus que leurs culs qui sont, à tout prendre, plus expressifs que leurs figures.