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— Je regrette, Excellence, dans l’état actuel de l’enquête, je ne puis vous laisser repartir.

L’autre tire sur ses poignets mousquetaires et vérifie la bonne fermeture de ses boutons de manchettes.

— Vous semblez oublier, monsieur le commissaire, que j’appartiens au corps diplomatique et que je jouis d’une totale immunité.

Le Vieux interrompt le contact.

— Et le plus terrible, c’est qu’il a raison, lamente-t-il, nous allons devoir le relâcher sans avoir obtenu de lui la moindre indication.

— Cela vous contrarierait de m’expliquer un peu ce dont il s’agit, patron ?

Le Dabuche me prend la main de ses deux siennes et la pétrit farouchement.

— Oh, oui, mon Antonio, mon grand garçon, mon chérubin joli, appelez-moi patron ! C’est vous qui allez nous tirer de ce mauvais pas, je le sens, vous seul avec vos idées sublimes. Avez-vous écouté les informations tantôt ?

— Non, que s’est-il passé ?

— Un cinéma de la République a explosé. Il n’en reste qu’un cratère au milieu du quartier, tous les spectateurs sont morts. Il n’y a comme survivant que la caissière, une femme de soixante-huit ans, je vous demande un peu !

« Moins d’une heure plus tard, un individu a déposé une mallette piégée dans l’amphithéâtre de la faculté de Montsouris. Une étudiante hollandaise lui a couru après avec la mallette. Dans la rue, tout a sauté : seize morts, quarante-trois blessés, parmi lesquels deux travailleurs portugais, je veux bien, mais quand même ! L’homme à la mallette a été déchiqueté par la déflagration. Il n’est cependant pas mort tout de suite. Dans l’ambulance, il a parlé à un infirmier. Spontanément. Il lui a dit que, dans les jours à venir, Paris serait mis à feu et à sang, car une cinquantaine de lieux publics sont déjà piégés. Il a ajouté qu’un seul homme connaissait l’emplacement des explosifs, et que cet homme était un attaché d’ambassade razdmoulien, du nom de Bézamé Moutch. Vous venez de voir ce dernier sur mon écran. Nous avons interpellé Moutch alors qu’il quittait l’ambassade et l’avons amené ici. Bien entendu, il le prend de haut, assure ne rien savoir du dénommé Moulassi Moulassan, autre sujet razdmoulien, qui l’a dénoncé en mourant. »

Le bigophone grésille. Pépère décroche d’un geste prompt et huilé qui dégage parfaitement sa manchette immaculée.

— Lui-même, se présente-t-il.

A la troisième personne, comme toujours, mais du singulier car il est resté modeste.

Il écoute, blêmit.

Blêmir, tu lis souvent ce verbe dans les bouquins à long rayon d’action comme par exemple les miens, sans trop savoir au juste à quoi il correspond. Et même si t’ouvres un dico, tu lis, pour blêmir, la définition suivante : « devenir blême ». Ce qui ne te fait pas avancer d’un poil de zob dans LA connaissance. Blêmir, je vais te dire, c’est quand ta femme rentre au moment que la petite professeuse de piano de ton fils te taille une plume. Ou bien quand ta banque te tubophone pour t’annoncer que le gros chèque remis par ton producteur est en bois des îles. Blêmir, c’est manquer d’air, c’est supporter un flanchement de son guignol, c’est avoir le visage qui recroqueville comme le masque en caoutchouc de Mitterrand lorsqu’on se l’arrachait de la figure, autrefois. Blêmir, c’est pâlir, c’est bleuir, c’est verdir et, en effet, comme le disent si justement mes confrères de chez Larousse ou Robert, c’est devenir blême.

Or, donc, le Vieux blêmit. Il tient le combiné à deux mains, comme un exorciseur au turbin, style : va, t’es rétro, Satanas. Son beau regard d’empereur romain se clôt, sa respiration prend un rythme coïtal et des veines remontent à la surface de ses tempes.

— Patron ! murmuré-je, alarmé. Patron, que vous arrive-t-il ?

Il me contemple, l’œil hagard.

— Richelieu, balbutie-t-il.

— Pardon, monsieur le directeur ?

— Richelieu…

— Armand Duplessis, 1585–1642, renseigné-je. Très grand ministre qui fit chier les protestants et fonda cette Académie française à laquelle je vais avoir la joie d’appartenir aux environs de l’année prochaine. Qu’est-il arrivé à Richelieu ?

— Drouot ! balbutie mon Vénéré Maître.

— Général français, 1774–1847, assuré-je, il accompagna Napoléon à l’île d’Elbe ; rien ne le disposait à se marier avec Richelieu, pourtant la R.A.T.P. devait un jour en décider autrement, et aujourd’hui ces deux hommes prestigieux sont associés dans une station de métro pour le meilleur et pour le pire.

— On vient de la faire sauter, dit le Vioque. On n’a encore aucune idée quant au nombre des victimes.

Le combiné lui choit, telle une banane trop mûre qui fuit l’ancien régime.

Pépère me désigne l’écran inerte.

— Si cet homme ne parle pas, ce sera la gabegie, San-Antonio, la révolution peut-être. Krivine ramassera le pouvoir si le cher Massu n’a pas une réaction assez prompte. Ce soir, la capitale se trouve positivement en état de siège. Comment réagira le président ? Sur quelle force s’appuiera-t-il ? L’armée ? Elle est en vacances ! Les Etats-Unis ? Ils ont Carter. L’Allemagne de l’Ouest ? Depuis la chute d’Hitler ça n’est plus ça. Bon, vous allez me dire qu’il y a les Russes, mais c’est vraiment la poire pour la soif, non ? Le Vatican ? Le pape Belmondo II, si vous voulez que je vous dise, n’est pas homme à engager ses troupes dans un conflit. Vous savez pourquoi ? Polonais, mon cher ! Et pourtant il est catholique, non ? Et la France demeure toujours la fille aînée de l’Eglise. Seulement, elle a trop traîné son cul, la fille aînée, mon pauvre ami. Qui risquerait de se battre encore pour elle ? Elle fout la merde et elle attend que ça se passe. Elle ramasse les casquettes après la bagarre et elle engueule ceux qui sont venus la défendre. Attendez, qu’est-ce qu’on disait ? Richelieu-Drouot. La panique, la catastrophe, Paris à feu et à sang. Et ce fumier qui ne dit mot, qui se réclame de sa qualité de diplomate ! Alors qu’il connaît la suite du programme ! Et nous, muselés, ligotés, ne pouvons le faire parler. Et le plan effroyable va s’accomplir.

Il se lève, place ses bras en croix, comme le Christ du Corcovado qui semble toujours vouloir plonger dans la baie de Rio, et il profère les paroles ci-dessous, fort belles, tu vas voir, dans leur sobre éloquence :

— Ainsi donc nous voici au bord de l’abîme ! Mais nous n’y tomberons point ! Oh que non ! Car il est là, lui. Celui qui sait détourner la lame funeste avant qu’elle ne vous transperce. Mon instinct infaillible m’a dicté de l’appeler d’urgence. Et je lis déjà dans son regard affûté qu’il entrevoit la solution à notre insoluble problème. Son cerveau remue comme remue le nez du lapin, l’aiguille des secondes, le sol japonais, la main du mendiant affligé de la maladie de Parkinson, la feuille du tremble, les flammes du Creusot. Et en remuant, ce sublime cerveau à double hémisphère crée des idées. O siège divin de la pensée, rutilantes méninges, matière grise comme le platine, bulbe généreux, glorieux pédoncules cérébraux, dure-mère d’exception, lobes étincelants, état-major de l’esprit, cerveau mieux qu’électronique qui mystifie la cybernétique. J’attends ton verdict, organe de sauvegarde. Exprime ton point de vue, source de toutes les sensations, toi qui peux engendrer la parole miraculeuse.

Ainsi parla le Vieux.

Et comme je ne me manifestais pas suffisamment vite à son gré, il lança, furieusement, lui pourtant si poli :

— Alors ça vient, merde ?

D’un ton canaille.

Et, comme par enchantement, cela vint.

Et me voici dans l’avion de la Flytox Airline, ceinturé, attentif, à surveiller la porte 33.

C’est intéressant, non ?