Jules se pointe, verdâtre et titubant.
Son copain Césaire le réceptionne, le fait asseoir.
— T’es malade, Julot ? C’est le bus, hein ? Les voyages en car te chahutent l’estom’ ; rappelle-toi, en Italie, t’as dégueulé au pied de la tour de Pise en t’appuyant contre, on aurait dit que tu voulais la retenir. Tiens, bois un coup de vodka ! Ici elle est en supplément et faut la payer en dollars. J’en ai pris une pour nous deux. Mais qu’est-ce qui te prend, vieux salingue ? Il tourne de l’œil, ma parole ! Le voilà qui s’effondre. C’est cardiaque. Ah, le con ! Tu ne vas pas me faire ça, Jules ! Jules ! Tu ne vas pas me claquer dans les bras. Y a encore plein de fesses à voir de par le monde ! Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour le ranimer ? Si au moins je pouvais glisser ma main entre les jambes d’une dame et lui faire respirer mes doigts, ça le doperait. Mesdames, il y va de la vie d’un homme. L’une d’entre vous me permettrait-elle de… Je vous en prie, ça urge ! C’est un cas de force majeure ! Mademoiselle ? demande-t-il à Valérie. Non ? Franchement ! Alors vous, miss ? fait-il à la jeune gouine. Non plus. C’est du beau : refus d’assistance à personne en danger de mort ! Elle est fraîche, l’humanité ! Alors, vous, la mère ? propose-t-il à l’une des deux douairières sudaméricaines. Vous n’avez plus votre arôme de jeune fille, mais Jules est un vieux bouc. J’en ai pour un instant. Ne vous effarouchez pas. Attendez, par correction je vais passer sous la table. Je reviens, Jules. Tiens bon.
Et il plonge. Se déplace parmi une forêt de gambettes. Se repère en marmonnant des choses. Et la vieille, au bout d’un moment, soubresaute. Elle se penche pour regarder sous la table. Et puis la voilà qui soupire « Mon Dieu, mon Dieu », en portugais, car elle est brésilienne et pas argentine, par contre c’est une brésilienne argentée. Mon Dieu, en espagnol, je saurais le répéter ; en portugais, zob ! Elle se met à trembler des fanons, mémère. Elle pose sa cuiller à bortsch. Elle décroche son râtelier avec la langue par mesure de sécurité. Son face-à-main suspendu à une chaînette d’or joue les pendules. Elle a une espèce de hennissement de licorne. Et c’est vachement mélodieux, l’hennissement de la licorne (d’abondance). Elle veut en dire davantage, mais son dentier s’oppose. Alors elle le crache dans son bortsch au sein duquel il disparaît corps et biens.
L’ami Césaire refait surface, se précipite au secours de son vaillant compagnon. L’effet est immédiat. Jules réanime. Son regard torpeureux se promène sur notre tablée. Quand il parvient à moi, le vieux se met à glapir.
— Lui ! lui ! C’est un assassin. Y a des cadavres plein sa chambre !
— Ça y est, soupire son compère, il a perdu la boule ! Qui est-ce qui m’aide à l’emmener coucher ?
Je me propose. Mais Jules trépigne.
— Non ! Non, c’est un assassin ! Appelez la police ! Allez voir dans sa chambre ! C’est plein de cadavres. Il y en a des dizaines !
Le Levantin de série C se lève.
— Venez, il dit, en levantin avec l’accent français.
Le trio repart.
Moi, j’en mène de moins en moins large dans mes petits souliers, comme on dit plus populairement, ce à quoi je me résigne de temps en temps. Autre image choc : je me sens assis sur un baril de poudre dont on a déjà allumé la mèche.
J’étais venu ici pour observer, attendre. Et, d’entrée de jeu, me voici embarqué dans un cauchemar à grande mise en scène.
Après le repas, il y a un spectacle. Des danses, des chants folkloriques. Toute la gent touristique est en liesse. Le champagne popoff coule à flots. Les bouchons de plastique mitraillent les lustres. Rien de plus dégueulasse que ce vin mousseux, poisseux, sucré, qui se donne des airs français.
— Venez, proposé-je à Valérie, j’ai à vous parler.
— De quoi ? s’étonne-t-elle.
— De vous et de moi. Et peut-être du reste.
On se casse au moment ou un superbe danseur pédé, blond comme un verre de Kronembourg, se prend pour sa sœur, habillé en cosaque.
Elle me laisse entrer sans réticence dans son appartement. Déjà, il s’est imprégné de son parfum. Il sent Paris, la Parisienne. Et voilà que j’en suis requinqué.
La môme prend une cigarette anglaise, l’allume avant que j’aie eu le temps d’intervenir avec un briquet d’or et expulse une bouffée basse et drue, comme le font les taureaux des dessins animés.
— Eh bien, je vous écoute, m’encourage-t-elle.
— En guise de préambule, chère Valérie, je dois vous avertir — si toutefois vous l’ignorez — que le vieux type n’a pas menti : ma chambre est effectivement bourrée de cadavres. A vrai dire, je crois n’avoir jamais vu tant de morts rassemblés.
Je ne la perds pas des yeux. Je m’attends à la voir blêmir. Ou bien marquer une intense surprise, ou bien autre chose, je sais pas, on peut réagir d’une chiée de manières à l’annonce d’une chose pareille, non ?
Simplement elle retire sa cigarette de sa bouche, avec deux doigts négligents. L’extrémité de la sèche porte, en rouge, l’empreinte de ses lèvres. Moi j’ai toujours trouvé quelque chose d’érotique à des traces de rouge, surtout quand la forme des lèvres est bien marquée. Note que, comme l’affreux Jojo du fond de la classe, n’importe quoi me fait penser « à ça ». N’empêche que je me mets à considérer la cigarette, puis le modelé du bassin à Valérie et j’établis une espèce de correspondance qui me porte au Mister James.
— Vous avez entendu ce que je viens de vous dire, Valérie ?
— Naturellement, mais j’étais en train de me demander si vous plaisantiez.
— A votre avis ?
— Je crois que vous dites la vérité.
— Et cette vérité vous fait quel effet ?
— Je ne sais pas, c’est le vide… Toutefois une chose me frappe.
— Laquelle ?
— Vous avez dit « si toutefois vous l’ignorez ». Vous croyez donc que j’aurais pu être au courant de la chose ?
— Je lui file un regard si hardi qu’il pourrait remplacer un javelot, et au besoin un travelo.
— Je pense que ce serait du domaine des choses envisageables, avoué-je. Sans vouloir vous offenser, ma tendre amie, je trouve votre personnage quelque peu ambigu. Déjà, quand on est la maîtresse d’un type chargé de foutre Paris à feu et à sang, on pose des problèmes à la police, non ? Il y a aussi la facilité avec laquelle vous avez accepté d’accomplir ce voyage en ma compagnie. Si vous aviez tenu absolument à le faire, vous ne vous seriez pas comportée autrement. Enfin, il y a le coup du paquet avant Vyborg.
Elle est froide comme un nez de chien en marbre. L’œil impétueux. Sa voix se fait tranchante.
— Quel paquet ?
— Celui qu’un douanier russe a déposé dans les toilettes du car où vous l’avez récupéré peu après.
— Vous êtes fou !
— Non : flic !
Un long silence glisse sur nous sans nous affecter, comme l’eau sur les plumes d’un canard, et moi je trouve cette comparaison de grande beauté dans son originalité et sa puissance évocatrice, que mon Dieu, faut en avoir dans le chou pour balancer ça à brûle-machin ; vlan, poum I Aussi sec, en cours de phrase, sans chercher. Quand je vois le nombre de gueux, à mon alentour, qui pensent avec des béquilles, en traînant la matière grise. Et moi, comme ça, dans la foulée : l’eau sur les plumes d’un canard, je te jure, y a vraiment deux poids deux mesures ici bas. Même si je voulais faire semblant d’être con, j’abuserais personne. Tu ne fais pas taire la lumière ! On est comme on naît.