Et puis la môme rompt le silence. Tu crois qu’elle va partir dans des regimberies protestueuses ? Que chibre ! Seulement, elle demande, à voix gentille cette fois :
— Qu’est-ce que c’est, cette histoire de cadavres ?
Je lui narre. Quand je décris l’accumulance, ce formidable entassement, cette hécatombe en chambre encore jamais enregistrée dans mes annales, une lueur incrédule s’allume dans ses prunelles.
— Voulez-vous voir le spectacle ? je lui propose.
— Oui.
Sans hésiter.
Alors je lui fais signe de me suivre.
Leningrad 20 h 20 et 20 sc.
Faut drôlement être gonflaga pour retourner sur les lieux de ce petit Verdun. Là, il a pas peur des mouches bleues, l’Antonio. Il patauge dans le raisiné sans bottes d’égoutier. Confirme et signe, le nœud volant ! Que d’ici très bientôt, on va l’accuser de ce hannetonnage[8]. Maintenant je viens faire visiter l’abattoir, comme demain on va nous faire visiter l’Ermitage.
L’odeur se fait tellement insistante qu’on la détecte depuis le couloir. Il n’est pas possible que le massacre reste ignoré longtemps encore. Comme nous nous pointons à la lourde, une grosse dadame en blouse blanche, un tablier bleu noué sur ses ventres, avec de belles varices bleues qui lui grimpent aux jambes, se pointe, poussant un petit chariot chargé d’accessoires de salle de bains. Elle demande en russe si elle peut faire la chambre. Je m’entends, dans un songe, lui répondre que non non merci bien tovaritche, ça ira comme ça, on a sommeil, we are tired, ma pauvre dame, car it’s a long way to Leningrad. Je lui ponctue d’un dollar qui l’épanouit d’une oreille à l’autre, en tranche de pastèque, et les pépins noirs, ce sont ses dents gâtées, à cette vieille chérie. Elle part plus loin, satisfaite d’enfouiller de la vraie fraîche pour ne rien foutre. Les roues de son chariot couinent. J’ouvre la porte. Valérie est d’une pâleur tournant au poireau. Elle entre pourtant. S’immobilise. Regarde. C’est fascinant, la mort. Un macchab te mobilise complet. Tu ne peux pas regarder ailleurs, ni penser à autre chose. Il te veut tout entier, avec son grand mystère immobile. Alors, tu juges : une flopée de défunts, l’impact que ça représente ?
Valérie, je m’attends à des « quelle horreur », « c’est pas possible » et autres exclamances de même venue. Au lieu de, elle murmure :
— Qui sont ces gens ?
Et tu sais que la question vaut son pesant de cercueils ? Tu sais qu’avant même l’inévitable : « qui a pu faire ça ? », elle s’impose ? Oui, qui sont ces morts ? Ces hommes, ces femmes si rapidement, cyniquement, furieusement liquidés ? Pourquoi eux ? Qu’est-ce qui leur a valu cette fin impitoyable ? Pourquoi ont-ils fait l’objet d’un pareil carnage ?
Pour la première fois, j’ai la tentation d’en savoir un peu, un tout petit peu plus à leur propos.
Alors, somnambulique, je m’approche du tas. Un gus est là, la poire à demi éclatée. Je glisse ma main à l’intérieur de son veston. Sa poitrine est de pierre. Si dense, si lourde. La mort nous minéralise avant de nous liquéfier. Elle nous fait formidable quelques heures durant. Nous statufie, gloire dérisoire de notre dérisoire existence, pour montrer aux autres que nous n’étions pas cela : ces statues de chair congelée par le trépas, pas cela qui va s’engloutir, mais autre chose que nous ignorions, et qui n’est plus dans la statue de notre absence.
Ma main glissant sur ce bloc d’homme mort s’insinue jusqu’à sa poche intérieure pour subtiliser ses papiers. Elle ramène, cette fauconne chasseresse, un portefeuille de cuir râpé. Je vais à un autre défunt pour le dévaliser à son tour ; sinistre pickpocket que je suis, détrousseur de cadavres. Un porte-cartes m’échoit. Et je poursuis ma récolte funèbre. Trois, quatre, cinq portefeuilles. Quelle témérité ! Ah ! flic infâme, tu as donc ça dans le sang, ce virus charognard !
Fouille-merde, humeur de pets (humeur, du verbe humer, tu l’as déjà compris), acharné d’ornières, explorateur de poubelles, collecteur de déchets, sanieur. Je pourrais longtemps litaniser de la sorte, des pages et des pages (comme disait Henriette III roi de France, qui avait un bilboquet en guise de sceptre et une chemise à trous pour jouer les spectres). Je pourrais m’auto-insulter à perte de vulve. En remettre. Tout dire et plus. Et puis briser ma plume et ma carrière. Mais je te ferais bâiller, novice, pauvre hère, trou du cul de basse-fosse, ours alléché, sornettoman. Et toi bâillant, c’est le courant d’air fétide assuré, droit jailli de ta grande gueule noire dont les dents branlantes gesticulent, et dont la langue râpeuse trempe dans la mousse verdâtre de toutes les vilenies que tu as proférées.
Cinq larfouillets, te dis-je. Assez ! N’en jetez plus. L’affreuse senteur de la mort nous chasse. Elle a été vaillante, la Valérie. Chapeau ! Moi, je récupère mes valoches, qu’au moins je soustraye mes loques à ces puanteurs putrides. En route !
Re-cérémonie de la carte et de la clé. Dans l’intervalle, une nouvelle préposée a remplacé la précédente. Plus amène, plus jolie, mieux roulée. L’échange se fait dans l’automatisme. Elle nous regarde avec envie, biscotte nos hardes. Valérie surtout l’impressionne. Les bonnes femmes, sous toutes les latitudes, tous les équateurs et les tropiques, tous les parallèles, les méridiens, les pôles, les points cardinaux (même quand ils sont en conclave), celles des villes ou des bourgades, des steppes de l’Asie Centrale ou de Central Park, des Champs-Zé, de Dizimieu-les-Tronches, de Pointe-à-Clown ou de Cap-Carnaval, toutes, architoutes, la nippe les obsède. Une jupaille, un chemisier, une babiolerie et les voici hypnotisées. Elles envient. Ont besoin. Plus elles sont blèches ou pauvres, tarderies irrémédiables, plus elles convoitent ardemment.
Les Russes, je vais te dire ma bien sincère façon de penser, ils ont la première armée du monde, le plus grand continent c’est le leur, ils baguenaudent autour de la Terre pendant des mois, vont virevolter dans les parages de la Lune pour glavioter sur la bannière étoilée qui tant les fait chier là-haut, mais leur point faible, c’est la lingerie féminine. Le jour qu’ils loqueront leurs bonnes femmes en Valisère, en 8 de Dim, en dessous vaporeux de chez Janet Reger (2 Beauchamp Pl. London SW 3), ce jour-là seulement, ils occuperont la vraie first place au box office des superpuissances, car c’est à la culotte de ses filles qu’on juge un pays.
Retour chez Valérie.
Un peu pâlotte, ma chère compagne. Elle en a pris un grand coup dans le portrait. Elle me paraît moins jolie. Ses lèvres se sont contractées, découvrant sa splendide denture. Ses yeux sont cernés. Ils brillent d’une fièvre qui s’appelle la trouille.
Elle se laisse choir dans un fauteuil.
— Que va-t-il se passer ? demande-t-elle.
— Le sais-je…
— On va découvrir la chose demain matin au plus tard et comme il s’agit de votre chambre…
— Si « on » avait voulu, elle serait déjà découverte. Car il s’agit d’une machination à laquelle le service de l’hôtel a fatalement participé.
Et je lui explique l’histoire de ma carte 5201 devenue la carte 6144.
— Alors pourquoi tarde-t-on à vous arrêter ?
— Je me le demande.
On se tait un peu. Et tout à coup, je m’aperçois de tu sais quoi ? Elle pleure. Parfaitement, de grosses belles larmes dégoulinent sur ses joues et pleuvent sur son chemisier de soie. Chagrin silencieux. Meurtrissure de l’âme.
— Valérie, chuchoté-je en m’agenouillant devant elle et en lui prenant les mains (faut faire vite parce que son nom n’a que trois syllabes).