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Elle me prend brusquement à témoin.

— C’est le vieux rigolo qui me demande d’aller calmer son copain, celui qui vous traitait d’assassin ! Il paraît que ce dernier est en pleine crise et exige qu’on appelle la police.

— Dites que vous arrivez ! fais-je.

— Mais vous…

— Je vous en prie, j’irai avec vous !

Elle marque un temps, puis demande :

— Quel est le numéro de votre chambre ?

Leningrad 21 h 08.

O Dieu, l’étrange scène.

Que celle qui nous découvre Jules, en pyjama de cérémonie rouge, à brandebourgs violets et ceinture de bonne renommée. Gesticulant, éructant, fiévreux, hagard (comme Salazar) les yeux hallucinés, la voix rauque, criant à l’aide ! Déclarant qu’il ne saurait dormir à quelques mètres d’un charnier. Et qu’on va le tuer, lui aussi, et tout ça, comme quoi je suis de connivence avec l’assassin, que je suis l’assassin peut-être même, en personne.

O Dieu, l’étrange scène.

Que celle qui nous découvre son pote Césaire, le joyeux complice en tricot de corps, caleçon court dont les jambes s’arrêtent toutefois à la hauteur des genoux, campé sur des pattes grêles et poilues ; sorte d’étrange insecte infiniment grossi. Il conjure son ami, le supplie de fond en comble, comme quoi il ne s’agit pas de délirer, qu’ils sont en Russie extrêmement soviétique, qu’une telle crise et de pareilles hallucinances risqueraient de lui valoir l’asile psychiatrique, à lui, Jules. Et merde, les asiles psychiatriques russes, on sait ce que c’est. En moins d’un mois, le Jules reconnaîtra qu’il est le plus grand criminel de l’Histoire humaine ; que le Vampire de Dusseldorf, le docteur Petiot, Landru et leurs honorables collègues n’ont fait que de la broderie en chambre, comparé à ses forfaits. Et qu’il ira au goulag, Julot, comme tout le monde. A marner pour les morues nordiques dans les mines de sel. Tout ça. Mais Brochu n’écoute pas.

Heureusement que ma douce camarade d’expansion fait son entrée. Ça lui cloue le bec, Jules, l’inopinance d’une somptueuse gonzesse, ce forniqueur invétéré. Il reste le clap ouvert.

Moi, embusqué dans le bout de l’antichambre, je suis la scène furtivement. J’ai bien raconté tout à Valérie. Alors elle comporte suivant mes données.

— Voyons, cher ami, ne vous excitez pas. Nous sommes entre Français de bonne compagnie.

Elle s’assoit au bord de son plumard en croisant haut les jambes. Du coup, le vieux délireur se met à baver de concupiscence.

Il avance la main.

— Je veux toucher, il dit. Votre belle chatte mordorée. Laissez-moi la toucher, nom de Dieu !

Elle refuse, tu penses. Avec une indignation bourrée de rage. Césaire qui m’a aperçu vient me rejoindre dans le couloir.

— Il a une grosse crise, me dit-il, fortement embêté. Il croit que vous avez tué des gens à la chambre 6144. C’est bien le numéro de votre piaule ?

— Eh bien…

— Oui, bon, alors soyez gentil, emmenez-le la visiter, qu’il s’aperçoive de son erreur.

— Dans l’état où il se trouve, ça ne lui fera ni chaud ni froid, assuré-je précipitamment. Il vaudrait mieux lui administrer un calmant.

Césaire hausse les épaules de l’amertume.

— Jules, y a que la pointe pour le calmer. Vous croyez que la petite acceptera de se laisser sabrer ?

— Vous la prenez pour une pute ?

Césaire Tringleur hausse les épaules.

— Tout de suite les grands mots ! Soulager ses semblables ne relève pas de la prostitution tout de même. Elle ne lui ferait qu’une bonne manière de rien du tout, mon Jules serait remis d’équerre et la vertu de votre petite amie n’aurait pas à souffrir. Ou je me trompe ?

Il a une vision quelque peu déformée de la société, le cher homme. A polissonner à longueur de vieillesse, les deux garnements ont un peu perdu de vue ce que les bourgeois et les communistes appellent encore le sens moral.

— Pourquoi ne feriez-vous point appel à la dame américaine qui vous a servi de flacon de sels, à table, ce soir ?

— Elle est un peu blette, dites donc.

— Nécessité fait loi, mon cher. Nous serions à Paris, trouver une partenaire de diversion pour votre copain serait l’affaire d’un coup de fil. Mais dites, la Russie… Vous imaginez ça ! L’Ukraine, l’Oural, le goulag, les photos de Brejnev…

— Peut-être, admet-il, ébranlé. Comment la récupérer ? Je ne sais même pas son nom…

— Ne bougez pas, Mlle Lecoq va s’en charger. Il suffit de questionner notre guide, le tuberculeux à barbe van goghienne. Vous voulez-bien, Valérie ?

Elle ne demande qu’à s’esbigner, la pauvre chérie. Alors elle emmène vite fait son beau sexe à crinière d’or à l’abri des convoitises. Moi, j’ai hâte de le retrouver en tête à tête, tu parles ! Les femmes, c’est capricieux, en somme. Elles se donnent à ceux qui leur plaisent, mais crient au viol quand un autre les entreprend. Ou alors elles s’admettent prostiputes. Dans le fond, c’est pas tellement néfaste, prostipute. Ces filles ne sont pas à vendre, mais à louer. Louons donc, non seulement leur corps, pour une heure ou deux, mais aussi leur charité et leur esprit de sacrifesse.

On demeure les trois.

Jules me darde à yeux injectés.

— Vous ne vouliez pas que j’entre dans votre chambre, me dit-il, parce que vous saviez ce qui s’y trouvait.

Protester, ergoter, tenter de lui démontrer que si j’avais connu l’existence de ce charnier, je n’aurais jamais ouvert ma porte en sa présence, équivaudrait à reconnaître le bien-fondé de ses accusations en présence de Césaire, ce qui me collerait deux énergumènes sur les endosses aux lieu d’un seul.

— Reposez-vous, ami Jules ! Reposez-vous, tout va s’arranger, bredouillé-je.

Je lui souris, lui balance des clins d’yeux complices. Mais il reste ferme sur ses positions, le vieux bandit.

— Césaire, dit-il, tu me connais. Si je te dis qu’il y a des morts plein sa taule, tu peux me croire.

Césaire commence à être ébranlé par le ton pathétique de son pote. Il me regarde d’un œil plus nuancé.

— Ecoutez, il me dit…

Je sais déjà la suite.

Il l’a dit tout de même.

— Bon, puisque votre chambre est dans ce couloir, laissez-moi y jeter un coup d’œil, quoi, ainsi…

J’ai pas pu me retenir. Ma droite est partie toute seule. Sèche comme la bouche d’un orateur. Crochet ou direct ? Je serais infoutu de te le préciser. Toujours est-il qu’elle a percuté la ganache à Césaire, et que voilà le pauvre bonhomme en travers du lit, par-dessus son copain. Il a les yeux comme ces lunettes truquées qu’on vend dans les magasins de farces et attrapes, avec les prunelles derrière les verres qui vont dans tous les sens, au gré du mouvement.

Jules ouvre sa grande gueule pour une clameur de détresse. Parti comme je suis, je la lui ferme d’un féroce coup de saton. Ça claque. Son tiroir est déboîté. Il va causer avec une paille, désormais. Il essaie d’exprimer son mécontentement juste au moyen du larynx, mais c’est nettement insuffisant. Tout ce qu’il émet, c’est un bruit qui hésite entre le gargarisme et le lavabo bouché.

Je suis pantelant, brusquement, vidé comme par un effort surhumain. Simplement parce que je viens de frapper deux vieillards. Non, mais qu’est-ce qui m’a pris ? Tu peux m’expliquer cette navrante réaction ? La fatigue, tu crois ? Je suis à bout de nerfs ? Trop forte tension intérieure ? Le couvercle de la marmite qui vient de sauter ? Probable, oui.

Je regarde mes deux pauvres débris, en hardes sur ce lit.

— Navré, dis-je. Je…

Pas le temps d’en causer mieux. V’là qu’on se met à beugler dans le couloir. Un cri qu’on lance en courant et qui flotte comme du papier torche-cul brandi par un gamin.