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Je cours à la lourde. L’écarte avec précaution. Je vois une dame touriste, plutôt grasse, plutôt jeune et plutôt moche qui valcade et cavale en hurlant comme une possédée. Elle agite ses bras en folie. Et c’est très impressionnant, quoique grotesque. Parfois le ridicule ne tue pas : il fait peur.

Elle court vers les ascenseurs. Son immense cri attire du monde sur les seuils des chambres.

Comme les autres, je mate vers le fond du couloir d’où elle arrive, cette personne. Et ce que je vois me glace, m’asphyxie, m’obstrue tout ce qui ne devrait pas l’être, que notre handicap, nous autres, c’est tout ces milles et mille tuyaux dont nous sommes tributaires, que le moindre se bouche et tu crèves, gros malin qui attend la Légion d’honneur !

Un homme est affalé dans le couloir, ruisselant de sang, déchiqueté de la gueule. Il essaie de ramper. Une horrible traînée rouge le suit. Cet homme, tiens-toi bien, et tiens-moi aussi par la même occase, est sorti de « ma » chambre. Un rescapé. Un mal-mort plutôt. Il a repris connaissance et s’est extrait de l’hécatombe. Il est parvenu à ouvrir la porte, à gagner le couloir…

Il est là, exsangue, silencieux, déchiré, perdu.

Et moi, je me dis, ô égoïsme indélébile, monstrueux self-amour, je me dis :

« Un témoin du carnage ! Il va pouvoir dire qui a commis cet abject (pas mal, abject, assez fort, non ?) forfait (forfait aussi est de circonstance). Alors je m’élance vers lui. J’hèle les gens qui, sidérés, bleus de frousse, ne se décident pas à franchir l’encadrement de leur porte. »

— Venez ! Comme on ! Quick ! Fissa ! Presto ! Vite !

Déjà je suis agenouillé devant le malheureux en charpie. Il a un œil crevé, un trou dans la tête, une caverne à la poitrine.

Il se tient acagnardé contre le mur, sa joue sanglante seule paraît le soutenir.

— Que vous est-il arrivé ? je lui demande en : français, anglais, allemand, italien, espagnol.

L’œil cyclopéen injecté de sang, moribond, se pose sur moi.

Je voudrais porter assistance à ce malheureux, mais en faisant quoi ? Il est impossible de le toucher. Impossible de le soulager. C’est un être sorti de l’au-delà qui gît dans ce couloir. La pierre du sépulcre s’est quelque peu écartée pour lui livrer passage, néanmoins il garde les pieds dans la tombe, indépotable à jamais.

— Que vous est-il arrivé ?

La bouche s’entrouvre davantage, des bulles de sang s’en échappent. L’œil rassemble des reliquats de lucidité.

— You ! crois-je percevoir…

— Moi ? je répète. Me ?

— Killer !

Ça, il l’a dit. C’était audible. Presque net.

Killer ! C’est-à-dire tueur.

Ma raison tire-bouchonne.

Le mourant me traite d’assassin. Moi ! Moi ! Moi !

Un grand gros zig m’a rejoint, avec une gueule, des bretelles et un passeport américain.

Il regarde en réprimant une grimace car le spectacle n’a rien de ragoûtant.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? fais-je connement.

J’espère quoi ? Qu’il va me détromper ? Qu’il a entendu autre chose ?

— Il vous traite de tueur, fait l’homme en américain et avec beaucoup de placidité.

— Folie ! Il délire !

Bien entendu, c’est le moment que choisit compère Jules pour sortir de sa chambre et hurler à l’assassin en me montrant du doigt.

Ce que voyant et entendant, le gros Américain me shoote un fabulons coup de pompe dans le cervelet.

Black complet !

Quelque part, à une heure que j’ignore, mais sûrement indue.

Complet…

J’exagère. Il est plus difficile qu’on ne croit de perdre totalement connaissance. L’homme garde toujours conscience en lui. Même à travers les comas, les anesthésies et toutim. Des fois, je me dis : même après la mort. Tu me diras pas que les défunts n’ont pas sur le visage un air d’en avoir deux, plein d’équivoque, non ? Qu’à mon avis, ils nous ont largués imparfaitement. Ils continuent de penser ce qu’ils pensent, s’ils ne voient plus ce que tu vois.

Mais j’outre.

Le gnon m’a coupé toute force, plongé dans les brouillasses, mis en veilleuse, quoi. Cela dit, je perçois les brouhahas environnants, les cris et chuchotements, piétinements, cavalcades.

On me chope par les bras, on m’entraîne, deux personnes. Et puis, comme cela ne va pas assez vite, une troisième me cramponne par les pinceaux. On me charrie en arc de cercle. J’ai le prose qui pend, parfois cogne sur le plancher. Je sens battre des portes. Puis des courants d’air me bassinent la frimousse… Quelqu’un me fait respirer quelque chose, j’ignore quoi, Dieu que ça pue fort ! Mon citron n’y résiste pas, au lieu de ranimer, je mergitur. Maintenant, ma perception est infime infime. Tout juste si j’ai conscience de me déplacer à bord d’une bagnole. Dans le coffre sans doute, vu que je suis recroquevillé. Tout est d’une folle obscurité.

Le temps ne suspend pas son vol en mon honneur.

Il continue ses manigances à la con.

Je suis le mouvement.

A la fin je m’abstrais vraiment totalement, comme si je m’engloutissais dans un profond, profond sommeil.

Ailleurs… plus tard.

Un type me flaoute à l’aide d’un stéthoscope. Le froid de l’instrument, sur ma peau, c’est comme si un gros insecte m’arpentait l’anatomie, région boréale. Je distingue un homme, pas des mieux fringué, avec de gros favoris frisés, dans les tons roux marqué de bœuf. Il sent la bière aigre, comme les chiottes de la gare à Vyborg. Et il la rote volontiers, sans essayer d’atténuer son lance-flammes. J’en prends plein la poire. Je crois que ça contribue à m’arracher aux limbes.

Je suis allongé sur une banquette recouverte de moleskine, les bras pendants, ce qui me meurtrit les épaules.

Panoramique sur ce qui m’entoure.

La pièce est grande, mal entretenue, la peinture d’un jaune pisseux s’écaille. Un gros globe électrique bourré de mouches mortes pend du plafond à l’extrémité d’un tube chromé. Une table à tiroirs, style administration désuète. Deux hautes fenêtres aux vitres dépolies, avec des volets intérieurs qui partent en digue-douille. Une magnifique photographie en couleurs de Brejnev, du temps qu’il vivait[11]. Son regard bienveillant est justement posé sur moi. Il paraît me réconforter et je me sens plein d’une infinie tendresse pour ce visage ouvert, dont le rayonnement ferait bronzer un récolteur d’endives belge.

Derrière le bureau, un militaire, tête nue, ayant son kibour posé devant soi. Homme au masque énergétique, au regard plutôt clair et vide. Il fume une énorme cigarette, les deux coudes sur la table, l’air perdu dans des réflexions à changement de vitesse.

Un civil est assis au bout de la même table. Deux soldats sur un banc de bois.

L’ensemble fait songer à une pièce de Sartre. Il y a indiscutablement un climat et le décor est réussi. Qu’en sera-t-il du texte ? L’avenir nous le dira.

Le gars au stéthoscope (je sais jamais où on fout le « h », faut chaque fois que je regarde dans le dico) s’écarte de moi. Il arrache de ses portugaises les deux petits embouts caoutchouteux et se met à siffloter.

Il enroule le tube de l’instrument et va le ranger dans un tiroir de la table. Tu vois ?

Après quoi, il prend une chaise libre et l’acalifourchonne.

Les autres continuent de ne pas moufter. Ils semblent attendre. On devine que ces gens ont l’habitude et qu’ils peuvent rester ainsi, des heures à se branler les couennes sans piper. Tu penses, des gonziers capables de rester plus de quatre mois sur orbite, dans une capsule, à faire des mots croisés russes, ce qu’ils en ont à fiche de mijoter dans un burlingue. Le plus curieux, c’est que l’homme au stéthoscope m’a ausculté et n’a pas livré aux autres les impressions qu’il retirait de son examen.

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11

Je dis ça par précaution au cas où le cher homme viendrait à disparaître pendant l’impression de ce chef-d’œuvre. Déjà de Gaulle m’a fait le coup une fois, je sais de quoi je cause !