Personne ne s’occupe de ma pomme, excepté mister Brejnev, lequel ne se lasse pas de me défrimer par-dessous ses admirables sourcils de barbet (d’Aurevilly, bien entendu).
On entend se pointer une bagnole un peu poussive.
Elle stoppe non loin et un ramonement de pas retentit, qui croît sans se multiplier. On frappe. L’officier crie du russe, la porte s’ouvre. Un curieux cortège se pointe. Deux types en civil, portant des manteaux sombres, des chapeaux sombres et des mines sombres entrent, attelés dans les brancards d’une civière.
Sur le brancard gésit le malheureux qui est sorti de la chambre, tout à l’heure au Mockba (qui s’écrit également Moscou, mais pas la peine de le seriner aux Occidentaux). Pourquoi n’a-t-on pas drivé ce julot à l’hosto ? C’est barbare de le traîner ainsi dans des locaux policiers, alors qu’il vit probablement ses derniers instants.
On dépose le brancard au sol, tout près de ma banquette. Les deux gus en sombre se relèvent. Ils sortent. L’officier se recoiffe de son képi à bande jaune. Il marche vers moi, les mains au dos. Il se penche sur le blessé. Lui dit quelques mots en soviétique. Le cyclope me darde à nouveau. Il a la vie chevillée au corps, décidément.
Le militaire lui pose des questions.
L’autre y fait des réponses monosyllabiques, mais il réussit néanmoins à s’exprimer.
Et tout à coup, l’officier m’adresse la parole en français. C’est tellement inattendu que j’en sursaille, ou tressaute si tu préfères, moi je m’en branle.
— Il dit que vous avez tiré sur lui et ses compagnons à l’aide d’une mitraillette munie d’un silencieux une fois qu’ils ont été groupés dans la chambre 6144. Il vous reconnaît formellement.
— C’est faux, je n’ai tiré sur personne.
— Vous reconnaissez occuper la chambre 6144 ?
— Non, on m’a primitivement donné la chambre 5201, c’est seulement par la suite que m’a été attribuée la chambre 6144.
L’officier dit quelque chose. Un soldat va à la porte et répercute l’ordre qui vient de lui être donné. L’un des sombres civils qui a coltiné le brancard se pointe avec ma valoche. Il la jette positivement sur le plancher, pour bien marquer son mépris. Fait jouer les fermoirs et la fout à renverse. A travers le pêle-mêle de mes fringues de dandy superbe et généreux, luit l’acier bruni d’une arme. Il s’agit d’une mitraillette Kalakouma, la dernière création japonouille.
— L’arme qui vous a servi à abattre vos victimes, annonce l’officier.
— Quelqu’un l’y a mise, protesté-je.
Mon interlocuteur ne marque aucune impatience, pas le plus léger signe d’humeur. Quoi que je dise, il demeurera impavide, c’est promis, juré. Il est là pour ça, pour garder un calme inattaquable en toutes circonstances. Pas un mot plus haut que l’autre, pas un geste plus vif que celui qui l’a précédé. Le regard uni, qui se pose sans s’arrêter, et continue de traverser ta matière miséreuse de coupable.
C’est désespérant. C’est hurlant. Tu voudrais lui cloquer une lampe à souder dans l’oigne, manière de lui arracher des réactions. Mais ce mec n’est pas un réactionnaire.
Il donne un nouvel ordre (pas un ordre nouveau, nuance !) Ses sbires vont quérir quelqu’un ; tu sais qui ?
Oui : elle, la jolie Valérie que, bon Dieu de chiasse, je n’ai pu finir de falbaler. Elle que j’ai dû larguer en pleine envolée. Elle que, très probablement, je ne bavouillerai plus.
Elle est là, très pâle, très fragile, les yeux couleur d’effroi.
— Cet homme a amené ses bagages dans votre chambre ?
— Oui.
— Il vous a montré les cadavres se trouvant dans la sienne ?
— Oui. Mais je suis persuadée qu’il est victime d’une machination.
— Retirez-vous !
Il confirme en russe. Les soldats font sortir Valérie. Ils reviennent avec devine qui ? Jules et Césaire, les Laurel et Hardy de la Tringle.
Ces deux sagouins sont volubiles, entrouillés à bloc et plus volubiles qu’un congrès de camelots.
Ils se chevauchent du verbe et de l’intonation. Chacun veut donner sa version. L’officier les écoute en les laissant se dépatouiller, ne tente pas de discipliner leurs dépositions. C’est du brouillage mutuel. Un vrai numéro de bafouilleurs. Ils disent tout, en détail, et même rajoutent çà et là des choses qui leur sont venues depuis. Jules met l’accent sur le fait que je refusais d’ouvrir ma porte, que j’ai menti en assurant qu’il y avait une belle fille dans ma carrée. Et qu’ensuite, je lui ai demandé de fermer sa gueule, l’ai menacé de graves ennuis s’il parlait. Mais il a parlé tout de même, Jules. La vérité avant tout. Le courage, il connaît.
Et moi, grand lâche, massacreur de vieillards, je les ai estourbis, lui et son beauf, quand j’ai senti que ça se gâtait. Tout ça. Césaire raconte aussi. Ils égosillent de conserve, comme dit toujours mon ami Olida.
Quand enfin, m’ayant dûment accablé, vilipendé, ils la ferment, l’officier les congédie aussi nettement que naguère la môme Valérie. Et puis aussi, il dit qu’on rembarque le blé. Et la situasse redevient ce qu’elle était avant ces confrontations.
Je sais que je suis perdu. J’ai trop joué au nœud dans cette affaire. J’aurais dû donner l’alerte au moment de la funeste découverte. Je me répète ça tant et plus, mais les « j’aurais dû », dans la vie, n’ont jamais tiré personne de la merde.
Ma seule issue de secours c’est de tout dire par le début, sans rien omettre, au besoin de solliciter l’appui du Vieux. Pourra-t-il quelque chose, depuis Paname ? Il déteste se mouiller, Achille. Une sainte horreur des complicances, il a, ce melon !
— Puisque vous comprenez le français, dis-je, je vais vous raconter une curieuse histoire.
Et j’attaque. Succinctement, sous le regard de chat comblé de Leonid Brejnev.
Quelque part… minuit.
Moi, tu vois, j’aurais aimé qu’on enregistre mon petit récit. Au moins qu’on prenne des notes. Mais je t’en fiche ! Ma dépose ressemble à un monologue. Personne ne l’écoute. L’officier, peut-être ? Je ne sais. Il paraît si lointain, et de s’en tant tellement foutre qu’il me faut beaucoup d’énergie pour narrer. Heureusement, j’ai le goût du récit et il m’arrive de me suffire à moi-même, de raconter en circuit fermé, étant simultanément le conteur et l’auditoire. Ça me sert de récapitulatif.
J’attaque donc : Paris, les attentats, Bézamé Moutch, l’avion, les titres de voyage pris dans la poche de Moutch, moi et ma copine, ma petite potesse morte, puis moi et Valérie. La clé glissée dans ma vague, à Vyborg. Je passe sous silence l’incident du paquet déposé dans les chiches du bus afin de ne pas compromettre davantage Valérie.
Pour conclure, je donne le numéro privé du Vieux. Je demande instamment à l’officier de l’appeler. J’ajoute qu’en attendant, il me serait agréable de discuter le bout de gras avec mon consul.
Je suis très éprouvé, en fin de compte. Ce voyage et ce qui s’en est suivi, hou ya yaille, à la tienne !
Quand je me tais, je rêve de champagne bien frappé. J’en voudrais un plein verre à bière, comment que je te ferais disparaître ce divin breuvage, mousse et bulles comprises.
L’officier va remuer mes nippes du bout du pied. Il se baisse pour ramasser différents objets. Il s’agit des portefeuilles que j’ai prélevés sur les cadavres.
Et dire que je ne les ai pas seulement ouverts, tellement j’avais hâte de jouer le grand air de « Ramone-moi » à Valérie Lecoq.
Une preuve de plus contre moi.