Mais pour ne pas s’écarter plus avant, m’sieur Léon aurait tendance à me pousser une gueule sinistre, au lieu de me venir en aide. Il a l’air de dire : « On t’a pas sonné, p’tit. T’es venu nous briser les stalactites à glandes de ton propre chef, fallait rester devant ton Martini. »
Et il a raison, cet homme. Ils m’ont rien demandé, les Popofs. J’arrive, le bec désenfariné, sous un autre blaze, avec une frime rectifiée, c’est pas des manières urbaines, ça.
Je saisis le loquet de la porte.
Tourne.
Ça obéit.
J’ouvre un poil.
— Je vous demande pardon, fais-je obséquieusement. Et puis je la ferme (pas la porte, ma gueule) en découvrant où je suis.
Dehors ! Je suis dehors. La porte donne sur un palier extérieur d’immeuble. En face y a d’autres immeubles qui se dressent en falaises géométriques. Je m’avance. Le palier court tout le long de l’étage, lequel est situé au moins au sixième.
Coup de périscope à gauche, coup de périscope à droite (bien que je sois en Soviétrie), partout, à mon niveau, c’est l’obscurité et le silence. Je m’avance jusqu’au garde-dingue. Ça surplombe un univers de terrains plus ou moins vagues, entourés d’immeubles en construction ! Pas de lumière : la lune ; the moon ! Dans le lointain, on voit briller de la flotte, la Neva, peut-être ?
Je me mets à marcher le long de cette espèce de couloir extérieur sur lequel s’alignent des portes closes. On n’entend pas le plus léger bruit. Si cet immeuble est habité, ses locataires roupillent ou font admirablement semblant.
Pas le moindre militaire à l’horizon. Qu’est-ce que ça veut dire, ce mic, mon vieux Mac ?
Je m’approche de la rambarde et me mets à lancequiner dans les profondeurs. L’aimable Niagara de ma miction éveille des échos. Mais rien n’en consécute. Je me fais penser à l’histoire du gars qui se retrouve seul sur la Terre après un déconnage atomique. Comprenant que personne d’autre que lui n’est vivant, il se précipite du haut d’un buildinge. Et pendant sa chute, il entend une sonnerie de téléphone.
Je guette une sonnerie de bigophone. En vain.
Bon, après tout, je ne vais pas me montrer plus loyaliste que M. Loyal, non ?
Je marche en direction du bout de l’immeuble. J’y trouve une cage d’ascenseur et un escalier de fer en colis de maçon. C’est celui-ci que je sélectionne pour mon usage personnel.
En bas, y a un grand terre-plein désert. Je recule pour regarder l’immeuble, je n’aperçois que le rectangle lumineux de l’endroit que je viens de quitter.
Aucun véhicule en stationnement.
Tu sais qu’elle est pas ordinaire, cette mésaventure ?
D’ailleurs, l’eût-elle été, jamais je te l’aurais racontée. On n’a pas le temps de faire suer des lecteurs avec rien, comme M. Robbe-Grillet, qui sait si bien ne pas s’exprimer en ayant l’air de ne rien dire ; juste qu’avec des phrases inutiles, chapeau ! Moi, je voudrais, je pourrais pas parce que ça m’endormirait de narrer dans de telles conditions. Et même que je serais médium, en admettant que je me mette à rédiger commak, en pionçant, alors là, ça me réveillerait. Je serais donc perdant sur tous les tableaux, comprends-tu. Vaut mieux que je résigne à écrire mes conneries ; si elles font pas avancer la pensée, elles font progresser l’action. Et tu peux, n’importe quel lecteur, même un moins con que toi, lui donner à choisir entre un livre d’action et un livre d’inaction, tu verras sur lequel il bondira, l’apôtre !
Cela dit, j’ai l’air de bêcher m’sieur Grillet, mais je méconnais pas sa valeur. On peut plaisanter, non ? C’est la jalousie qui me pousse à mon nain su, comme dit Piéral. J’aurais son talent, moi aussi je tirerais à trois mille exemplaires. Il a le don, bon, ben il a le don, Dieu l’a nanti, tant mieux. Et puis y a pas que lui, j’en sais d’autres, des chouettes, encore moins connus. Des qui pensent aussi à ce qu’y z’écrivent, mais qui n’écrivent pas ce qu’ils pensent afin de pas rendre leur copie vierge. Moi, mon inconvénient, c’est que j’ai jamais le temps de faire court. Alors je tartine, je vais au rebondissement, au point d’exclamation, tout ça. J’ai la pensée fleuve, quoi. La déconnance aussi, la baisance. Tout fleuve ! Fleuve en cru, fleuve noir, fleuve impassible, fleuve de sang ; Styx vous l’offre ! Ça n’empêche pas un certain embryon de culture que je fais profiter mes petits aminches. On peut s’éduquer sans se faire tarter. Enfin, moi je trouve. De toute manière j’emmerde ceux qui me sont pas d’accord. Avancez, mesdames, messieurs !
Venez que je vous emmerde, tour de rôle. Queue leu leu. J’en vois, des nouveaux qui pointent leurs museaux de furets. Mais je vous ai pas encore emmerdés, vous ? C’est la première fois que vous venez en commission d’emmerdage ? Mettez-vous ici, j’sus à vous tout d’suite. Je te vas vous bricoler une emmerderie totale, bien somptueuse, de longue durée. Les pauvres biquets qu’allaient leur sale bonhomme de chemin sans que l’Antonio les conchie copieusement, à bout portant, floc, en pleine poire, que ça les rentre dans les trous de nez, plein la gueule, les oreilles, que ça leur grumelle dans les tifs. Leur obstrue les vasistas ! Faut pas lésiner pour emmerder le monde. Pas ratiociner le moins. Y aller carrément, la grande chiasse de printemps ! Saint Ricin. Ils valent rien d’autre que ça : la merde ! La sous-merde en solde, même pas bonne à fumier ! Les ensevelir in. Les disparaître pour toujours dessous. Que ça soye tombal, cette diarrhée. Amen ! Amerde ! Plus personne. Juste un himalaya de merde avec l’humanité dessous, au fin bout des horizons, loin des vents coltineurs de fumets. Saloperie ! Reprenez-les, mon Dieu, reprenez-les tous, y sont défectueux. Ne correspondent pas à Votre maquette. On Vous a empaillé sur la marchandise, Seigneur ! Roulé comme chez le marchand de bagnoles d’occase. On leur a truqué le compteur, on a mis du carton dans les soupapes, on les a calaminés calamiteusement. Vous vous êtes fait avoir, cher Dieu. Baiser de première. Vous avez été trop bon, trop indulgent. C’est pas payant, ils Vous ont eu ! C’est rien que des charognes, mon Dieu. Qu’est-ce que Vous avez été me mettre cette pourriture en vie, bordel ! Et v’là le résultat : qu’on est obligé de les emmerder soi-même, au lieu de les aimer comme on souhaiterait. Mais foutre Dieu, ils ne sont pas aimables, et Vous le savez trop bien, faites pas l’innocent ! Même Vous, si je Vous tenais entre quat’ z’yeux, Vous finiriez par en convenir. Pas aimables, pas aimables du tout. C’est que des vomissures, mon Dieu chéri, des cancrelats, blattes horrifiantes, endémiques. Ils ont l’abjection chevillée à l’âme. Et pas d’âme, le plus drôle. Mais qu’est-ce qui Vous a pris, Seigneur ? Quand on a le pot d’être Dieu, on n’invente pas les hommes !
Je m’éloigne du terre-plein (lequel est un terre-vide, crois-moi). Une route équivoque se propose, qui longe des étendues d’eau morte aux rives de boue.
Je marche, marche dans mon éberluage.
Ça veut quoi dire, ce cirque ?
Ce local dans un immeuble désert, au six-septième, j’ai pas compté ? Cet interrogatoire bizarre ? Ces confrontations à la graisse de dada mécanique ? Et puis cette évacuation générale, qu’il n’est plus resté que mézigue sur la banquette, avec pour compagnon le portrait de Léon, si gentil avec ses vieilles bajoues ; ses grosses moustaches au-dessus des yeux, qu’il semble teindre vu qu’elles sont noires alors qu’il a les tifs presque blancos, m’sieur Brej ? Ils ont manigancé quoi t’est-ce, ces gens ? Dans quelle intention ?
Je pige pas, moi. Mais alors rien de rien de rien. Et si une chose me fait horreur, c’est de ne pas comprendre ce qui s’opère autour de moi. Je suis un être de lumière, qui a besoin de lumière, la fabrique au besoin.