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Je marche, je marche… Le bruit de mes pas me devient familier. On voit partout des immeubles en construction, des grues formidables dressées dans un ciel noir. Et rien d’autre. Il fait frais, mais il fait immobile. Je me déplace en me disant que je suis en Russie soviétique, accusé d’une chiée de meurtres, seul, abandonné, dédaigné. Et je me dis que je ne comprends pas.

Qu’ont-ils fait de Valérie ? Des deux vieux Moupett’s, Jules et Césaire ?

Où aller ? Et quoi y foutre ?

Je marche…

Je compte mes pas pour me sentir moins seul.

A quatre-vingt-quatorze je décroche. A quoi cela rime-t-il ? Ma soif est toujours aussi forte.

A force de marcher, j’arriverai quelque part ; dans un endroit où je trouverai du monde. Mais ce monde ne pourra rien pour moi.

Je m’arrête afin de palper mes vagues. J’ai mon blé, mes fafs. Tiens, on ne m’a rien chouravé.

Mon chemin de terrain vague se jette dans un autre, plus discipliné, mais creusé de nids-de-poule néanmoins. Il suit une petite voie ferrée dont les rails brillent sous la lune parcimonieuse.

Soudain, un bruit de moteur naît. J’ai la tentation de me planquer, mais à quoi bon ? Je ne vais pas rentrer à Neuilly à pied en me cachant lorsqu’il y aura du trèfle à l’horizon.

Si bien que je reste sur le bord de la chaussée, attendant le passage de l’auto.

Et alors, tu sais quoi ? Non, c’est ubuesque, je te jure. La bagnole survenante, c’est un taxi. Y a la loupiote, le mot taxi, tout bien, pas d’erreur.

Moi, sans chercher à piger ce que ce bolide glande dans cette banlieue en fabrication, je lève la main. La voiture ralentit, docile, et stoppe à ma hauteur. Tu verrais le carrosse, madoué ! Un peu dévasté sur les bords, haillonneux tout plein. Y a plus d’essuie-glaces, la caisse est pleine de gnons rouillés, un phare est naze et, quand je peux mater l’intérieur, c’est pour constater que les banquettes ressemblent à une litière de bergerie.

Le conducteur est une trice. Personne d’une légère quarantaine de piastres, blonde, cheveux coupés raides, façon Mlle Stone quand elle était Charden, yeux très clairs.

Elle me darde sans complaisance.

Je lui demande si elle parle anglais, et elle me répond que non. Je lui demande ensuite si elle connaît un peu de germain, et elle me fait « niet ».

Je soupire : « Merde ». Ce qui la motive pour m’annoncer qu’elle bricole un peu le français. Effectivement, elle me demande :

— Qu’est-ce que vous seriez de vouloir ?

Ces échanges se sont opérés alors que je me tiens à sa portière. Et, moi, tu me sais bien, hein, l’ami ? Mon regard vadrouilleur est tombé sur ses jambes. Dès lors, le sang généreux coulant dans mon réseau urbain ne fait qu’un tour. Elle porte une jupe en jean boutonnée sur le devant. Elle l’a déboutonnée du bas pour pouvoir conduire son bahut à l’aise. Dessous, les Rusquettes étant chastes, elle a une combinaison blanche, mais retroussée, toujours biscotte la conduite. Or, ses jambes sont admirables (de lapin russe). Te me foutent une tringlomanoche à germinaison spontanée, mon pauv’ vieux, que vraiment tu remercies la nature de sa grande clémence d’au moins vingt-quatre centimètres, j’sais pas si tu te rends compte, madame ?

Bon, c’est beau, mais ça ne fait pas tout.

Moi, la chauffeuse, je me mets à lui inventer un gentil récit pour les veillées sibériennes. Comme quoi je suis un touriste français, que les autorités soviétiques par l’intermédiaire d’Intourist m’ont prêté une voiture pour que j’allasse rendre visite à la vieille tante à maman, laquelle maman est d’origine russe. Et puis que je m’ai paumé. Et qu’en tourneboulant dans la contrée, je me suis perdu, et puis qu’en faisant une manœuvre, j’ai planté ma guinde dans l’une des mares fangeuses dont cette campagne est largement pourvue. Impouvant récupérer mon véhicule, je me suis mis en marche.

Si elle croit à tout ça c’est qu’elle a de la santé, ou bien que son français est moins bon que celui de M. Maurice Genevoix. Elle me demande où demeure ma vieille tante, je lui rétorque alors que j’avais son adresse sur un papier et que le papier est resté dans la voiture.

Elle continue de me visionner sans sourciller, et moi je continue de la trouver « pas mal-du-tout ». Et de cogner contre sa portière avec mon camarade Gaspard.

Pour conclure, j’y demande si elle pourrait me conduire à Leningrad. Elle s’horrifie, comme quoi son heure de bahutage est passée et qu’elle doit rentrer à son t’home dare-dare.

J’hésite, je lui dis alors que, décemment, je ne puis passer le reste de la nuit à marcher le long d’une voie de chemin de fer, fût-elle ferrée. Si elle veut bien m’emmener en un lieu civilisé, je lui en saurai gré et la paierai largement. A quoi elle répond qu’elle consent, mais qu’il n’est pas question d’accepter un rouble puisque son temps de driving est révolu. Je lui dis mille mercis, lui annonce que j’ai sur moi quelques dollars pas plus dégueulasses que leur Amérique originelle et qu’il me sera agréable de lui en faire part.

Elle consent à sourire, très faiblement.

Bon, je monte. N’étant pas un client, je monte à son côté. Le taxi repart en ferraillant comme le ramassage des poubelles dans ta rue, le matin. Je complimente ma conducteuse à propos d’une exquise petite poupée fixée à son rétroviseur. Elle est d’autant mieux venue qu’elle donne une justification à ce dernier puisqu’il a perdu sa glace. Elle est sensible à mon compliment. Sa guinde miséreuse tangue sur le chemin disloqué. Moi, des taxoches pourris, j’en ai connu lulure, en Afrique, au Moyen-Orient, dans la Sud Amérique, mais des à ce point délabrés, à ce point hoqueteux et pouillardins, jamais jamais !

Je te jure.

Ça oblige à rouler mollo. Je n’en suis pas contrarié, car cela me permet de me consacrer pleinement aux jambes sublimes de la dame.

Bon, j’entame une bavasse. Elle rechigne pas. Sans être particulièrement liante, elle ne m’envoie pas aux pelosses, comme on dit dans le pays natal à ma Félicie d’amour.

Elle pousse même jusqu’à s’enquérir d’où j’habite. Paris ! Magique city ! Paname ! Ça fait toujours bien dans le tableau. Et elle ? Un bled au bord du lac Ladoga, à cent bornes d’ici. Comment je trouve Leningrad ? Fabulous. Mais ce que j’ai vu de mieux depuis mon arrivée, ce sont ses jambes.

Aussitôt, elle rabat ses jupes raides, puisqu’en jean (de poitrine). Du haut, elle porte un gros pull à col roulaga qui souligne quelques rondeurs non excessives, juste pour mémoire, sans fracas. Côté avant-scène, elle fait pas de zèle. Et comment t’est-ce qu’elle se prénomme ? Slovana ! Merveilleux, un rêve. Je me plais et complais à le répéter sur plusieurs thons. Slovana, Slovana, en assortissant de mots tendres : Slovana chérie, Slovana de mes rêves, Slovana, mon amour. C’est très plaisant, assez efficace aussi car elle finit par pouffer de rire. Et une gonzesse qui pouffe n’est pas loin du paf, comme dit mon pauvre cher Béru, dont je me demande ce qu’il a bien pu lui survenir à celui-ci, Grosse Gonfle !

Profitant de son françouillard pour guides de gare, je lui annonce qu’elle me porte à l’incandescence et qu’il va falloir qu’elle étudie ses gestes pour passer ses vitesses, vu que j’ai à sa dispose un levier d’un autre genre, et pas loin du tout du premier.

Elle regarde, constate que je ne bluffe pas.

Je la sens rougir.

Alors j’étends mon bras gauche sur le dossier de sa banqueroute (abréviation de banquette de route) et, du bout des doigts, je lui titille la nuque, là que ses petits cheveux folâtrent. Elle avance la tête, au début, pour fuir la caresse. Mais je balbutie un Slovana si langoureux que les six cordes d’une guitare en pèteraient de rage. Nouvelle pression. Maintenant elle ne cherche plus à esquiver.