— Je vous demande pardon, enchaîné-je, depuis combien de temps occupez-vous cet appartement, madame ?
— Mais… depuis trois jours. Qui êtes-vous ?
— Oh, il s’agit d’un simple contrôle de l’administration, veuillez nous excuser.
Là-dessus, je raccroche.
Ensuite de quoi, je vais écluser un demi-verre de scotch sans eau ni glace.
Re-ensuite de quoi je m’offre une douche et me catapulte dans les draps.
J’essaierai de piger une autre fois. Pour le moment je suis trop fourbu, trop intoxiqué par cette aventure.
MARDI DES CENDRES
Leningrad 6 heures.
Pour rêver, je rêve.
Que dis-je : je cauchemarde !
Une vraie infection, ce songe. Je suis au pied d’une benne basculante grande comme un département français. Elle a basculé, donc se trouve à la verticale devant moi. Faut que je la gravisse. Seulement elle est en tôle lisse, tu penses ! Je n’ai, pour réussir l’escalade, que les rainures qui la zèbrent à intervalles réguliers. Commode, hein ? J’entreprends donc de grimper, je parviens à m’hisser de deux mètres, mais je lâche prise. Alors je recommence ma tentative ! Et tout en haut, il y a un horrible type à la gueule pleine de suie qui, pour me faire lâcher prise, me lance des cochons morts. Tu juges du travail, camarade ? Faut avoir l’esprit sacrément tordu pour se payer des rêves commaks. Si tu as une Clé des songes à portée, penche-toi sur mon cas, il doit être aussi intéressant que ceux du pied-bot dont cause Prévert.
Mais la turluterie du cornichon m’arrache à ces vapes malfaisantes.
Je décroche à grand-peine car j’ai le cigare en feu. Un peu de fever, probable. D’ailleurs la gorge me brûle comme lorsque je démarre une angine.
— Salut ! me lance une voix allègre. Il est l’heure !
L’heure de quoi ? De mon exécution capitale ?
— L’heure de quoi ? je demande.
— Ben… de la décarrade, mon pote !
Cette voix !
Brusquement…
Quel réveil ! Est-ce un nouveau rêve qui se branche sur le précédent ?
Je me sens le bol en flamme. Mes tempes font des « vrzzoum vrzzzoum », comme si on y avait branché un courant de 220 volts. Peut-être que je me trouve sur la chaise électraque, non ? Un petit jour miséreux traverse le méchant rideau de toile beige tendu devant la baie. J’avise mon costar, sur une chaise… Mes tatanes, posées à la diable.
— C’est Béru ? articulé-je.
— Et qui tu voudrais que ce soye, messire l’artiste ? Dis donc, j’ai l’impression qu’ le champ’ ruscoff qu’on a biberonné hier t’a filé du mou dans la pensarde, non ?
— Quel champagne ? Où, du champagne ?
— Bédame, çui de l’hôtel qu’on s’est liché en matant l’espectac’ ! T’avais l’air d’ t’en ressentir pour la Carmen-cita blonde qui trémoussait le fion d’vant toi. Même qu’elle s’en a aperçu et t’a refilé la rose d’son corsage. Le père jules en bavait d’jalousance, c’vieux nœud branlochant !
— Ecoute, Gros…
— Merde, j’écout’rai plus tard, bouge-toi le cul, l’bus décolle dans trois quarts d’heure, t’auras à peine l’temps de biberonner une tasse de caoua.
— Mais alors…
— Quoi z’encore ?
— On est mardi ?
— Oh, dis, ça va plus mal qu’ j’l’eusses-tu cru, ’vidernment qu’on est mardi, et on y s’ra toute la journée, hé, Bébé rose ! Allez, grouille, j’t’attends en prenant une p’tite collection légère : œufs au lard, soupe aux choux, viande froide, ça colmate les ébréchures.
Il raccroche.
Je me traîne dans la salle de bains. Tout en mettant mes ballasts à zéro, je m’examine dans la glace piquetée. Vache de frime. A croire qu’on vient de m’opérer du foie, de la rate, du gésier et de trois testicules. A faire peur, l’Antoine ! Oh, ce pauvre mec ! Je me murmure : « On est mardi. Donc j’ai pioncé tout le lundi, plus la nuit du lundi au mardi. D’accord, j’avais du retard de dorme, mais quand même. A moins… »
A moins que j’aie vécu la journée d’hier sans m’en apercevoir !
Et puis Bérurier…
D’où sort-il, cézigue ? Comment se fait-il qu’il soit à l’hôtel, tout guilleret, tel qu’en lui-même, rigolard et décidé ? Quand a-t-il refait surface ? Où était-il passé ? Que signifie ? Que…
Une demi-plombe plus tard, je me présente au restaurant bruissant de l’hôtel Moscou. Je vais à « notre » table. Tout le monde s’y trouve, achevant de s’empiffrer : Béru, les beaux-frères Tastemoules, Valérie, les gougnes, les vieilles Sudamerloques, le Levantin à gueule de Docteur Mabuse, le chauffeur finnois, le guide tubar à barbe d’or, les autres. Ça croque, ça jacasse la bouche pleine. Y a des remugles de saucisses au beurre, de chou bouilli, de café refroidi. Sa Majesté s’est taillé un succès franc et massif en exécutant une bite et ses compléments directs d’objet dans de la mie de pain. Il l’a posée sur le goulot d’une bouteille d’eau et il la propose à la vénération des foules. « Coquette enfant ! », annonce le digne homme. Les gouines haussent les épaules comme quoi elles trouvent ça répugnant, les Sudasses gloussent de gêne. Le barbu poitringue exorbite, impressionné par les dimensions de l’objet. Aux tables voisines, on se pousse du coude, on pouffe, on louche sur ce paf comestible, modelé par Alexandre-Benoît Bérurier, dit Queue-d’âne, l’homme le mieux chibré du continent européen.
Bref, c’est l’euphorie des départs. Tout le monde est content du voyage. Une sacrée ville, Leningrad, avec ses palais aux teintes pastel, dans les bleus pâles, les roses fondants, les ocre délicats. Palais d’hiver, de l’Amirauté, forteresse Pierre-Paul-Jacques, perspective Nevski, tout ça, bioutifoule à outrance, molto grandiose, grâce à Pierrot le Grand, à la grande Catherine qu’avait des couilles occultes. Tous ces architectes venus de mon dentier pour bâtir, bellir, imposer les fastes impériaux : des Ritals, des Français, des Russes, et même un Allemand, ce con. Ils sont contents, les touristes. Bourrés de photos qu’on leur permettait de prendre aux arrêts. Le bus stoppait : « Photo ! » criaient les guides. Et clic clac zoom ! On te l’emmagasinait d’importance, la vieille Saint-Pétersbourg ; elle en a pris pous son Petrograd, nom de Métro ! Et la Neva, dis ? Tu te rappelleras bien, la Neva ? Da ?
Je me laisse choir en bout de table. Valérie m’adresse un petit signe complice.
Jules me dit, en plaisantant :
— Vous bouffiez votre matelas, ce matin ! C’est la danseuse d’hier soir qui vous a mis sur les rotules ? Vous avez vu que, si elle était blonde, elle avait la chatte noire ?
Il se marre. Césaire fait tu sais quoi ? Chorus ! Moi je balance des sourires vagues, indécis.
J’aimerais bien en sortir.
Devenir fou, dans le fond, c’est pas difficile, il suffit que tous les autres s’y mettent !
Vaalimaa 1 h 18.
Le poteau-frontière s’est rabaissé derrière nous.
Je vois, par la vitre arrière du bus, les factionnaires en capote kaki et casquette verte qui reprennent leur attente en travers de la route.
Les oiseaux gazouillent à tout berzingue, en russe ou en finnois, je l’ignore, mais on est en Finlande et je ne parviens pas à y croire.
J’ai, à tout jamais-me-semble-t-il dans le bocal la vision des corps entassés dans la chambre 6144. Et voilà qu’il se serait agi d’un mirage. Mirage, l’immeuble où l’on me confronta avec le blessé, avec Valérie et les beaux-frères Duzob et d’où je partis, mains aux poches ? Mirage, la gentille Slovana et son taxi déglingué ? Mirage, mes trente heures de tringlerie furieuse avec elle ? Tout mirage, alors ? Ces histoires de chambre 5201 et de chambre 6144 ? Ces morts, ces policiers, cette clé qui me fut glissée en poche à Vyborg, mirages ?