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Les motards mettent botte à terre. Le chauffeur en livrée nous livre devant le perron. Personne ne nous ouvrant la portière, je prends l’initiative de descendre. Galant, comme en toutes circonstances, j’aide Valérie à en faire autant. Mes trois autres compagnons de voyage débarquent à leur tour. La rumeur de notre arrivée a attiré sur le seuil un officier finnois, impec dans un uniforme verdeux avec des machins jaunes, des boutons d’or, des décorations fuligineuses et antidérapantes, plus des lunettes aux verres teintés. Il est nu-tête, au point de ne pas avoir de crins sur la coupole. Juste il compense avec des favoris. Mais il les fait descendre très bas pour avoir l’air chevelu, j’espère pour ses manœuvres sur Epéda multispires qu’il a aussi du poil sous les bras et sur la poitrine, ce qui constitue pour un ratiboisé du promontoire un joli lot de consolation.

Il nous dévisage avec un léger sourire, puis s’avance vers moi, la main tendue.

— Commissaire Saan-Aantoonio ?

J’acquiesce du chef, alors qu’il s’empresse de se présenter :

— Colonel Dukkonliijoaa, des Sévices Spéciaux Finlandais.

Bérurier me bouscule pour le phalanger le premier :

— Très honoré d’êt’ ravi de vous faire la connaissance, mon colonel, et compliment pour vot’ français qu’est meillieur qu’ mon finlandoche, dit-il, cérémonieux. V’s’avez d’vant vous l’officier de police Alexandre-Benoît Bérurier, de la rousse parigote.

Le colonel reprend sa dextre pour me la confier, puis, sans la tendre à nos camarades d’épopée, il propose :

— Voulez-vous me suivre ?

On répondrait par non, j’me demande quelle gueule il nous brandirait.

Les Finlandais, je ne sais pas si je te l’ai déjà dit — auquel cas, je te le répète et t’as rien à ergoter, car toi, pour la rabâche tu tiens le pompon —, ils ont le sens du home, des matériaux, des couleurs, bref de la qualité de la vie, comme on dit depuis le dernier septennat.

Faut voir l’intérieur de la maison : ces mariages de bois, ces terres cuites, ces terres à point, bleues ou roses saignantes ! Les tableaux aussi, faut les admirer ; abstraits pour l’ensemble. Tu risques pas de te tromper avec l’abstrait ; tu dis que la composition est belle et t’es peinard.

Le colonel nous introduit dans un vaste salon où trône une cheminée de faïence, véritable monument aux dimensions impressionnantes.

Deux personnages s’y tiennent, le dos au feu pour se faire brunir les miches. Un grand bonhomme maigre, à la mâchoire carrée, vêtu de noir et portant des lunettes à monture argentée, et puis, devine ? Le Vieux !

O stupeur ! O étrange vision que celle d’Achille, à cet instant et dans ce lieu. Achille et sa calvitie rayonnante, mirobolante. Achille et sa rosette sur canapé qui poudroie. Achille, racé, vieille France, urbain, orbi, salutaire, assuré. Achille aux gestes du XVIIe siècle. Achille, notre pharaon superbe et généreux. Qui sait si bien parler, si parfaitement se taire ; user de ses yeux, de ses mains, de ses mimiques.

Il est là, calme, fier, sybarite.

Mains au dos, à la Philippe d’Edimbourg.

Hautain, surplombant, jaugeant. Ne s’étant pas déplacé pour rien. Tenant sa place et celle des autres. Le Vieux, le Dabe, Mister Dirluche. Le Grand Totem. Le Boss. Le Déplumé : crâne d’albâtre et z’yeux de lapez-la-Julie, comme exprime Béru.

Il dit en me montrant du menton, et dans un anglais parfait :

— Ecce homo !

Puis, brièvement, à moi, en désignant son compagnon d’une courbette :

— Monsieur Kelkoonaar, le directeur de la Sécurité du Territoire.

Salut raide du type guindé.

Et Achille se met à décrire un arc de cercle (arctique) devant moi, comme un balai révolté qui ne sait pas par quelle face attaquer un excrément.

— Ah vous voici ! dit-il. Belle équipée, en vérité ! Bravo, charmant, merci ! On viendra célébrer votre culte après ça ! Superman, n’est-ce pas ? Voulez-vous que je vous dise, profitant de ce que ces deux grands veaux d’étrangers ne comprennent pas le français ? Pas superman : supercon ! Et je pèse mon mot ! Archicon, mon pauvre garçon ! Multicon ! Un triple con en une personne ! Ensuite, il ira écrire ses calembredaines, l’animal, se gargariser de ses fadaises. Monter en épingle ses exploits ! Le hic, c’est qu’elles ne sont pas de sûreté, vos épingles, San-Antonio. Ce ne sont que de pauvres petites épingles à faire éclater les baudruches ! Vous pourrez l’écrire de ma part. J’en fais cadeau à vos illustres supporters, ces naïfs, ces gogos, ces encenseurs de n’importe qui. Grands découvreurs de rien du tout. Des gens qui, voulez-vous que je vous dise ? méprisent les valeurs absolues. Allez leur parler de Pierre Loti, de Claude Farrère, de René Bazin. Vous verrez leurs réactions. Ils poufferont ! Et cependant, misère de Dieu, c’est quelque chose, « Mon frère Yves », non ? « Les Déracinés », dites ? ça s’appelle une œuvre, non ? N’en déplaise à vos petits amis Escarpit, Poirot-Delpech, de Rougemont et consort. Allez demander à votre professeur Sauvy ce qu’il pense des « Orientales ». Et puis ne me regardez pas ainsi, de cet air goguenard, monsieur le commissaire de mes fesses ! Pas devant ces deux escogriffes finlandais qui sont presque aussi stupides que vous, sinon je vais en prendre ombrage, oh que je vais prendre ombrage ! Ça y est, je prends ombrage. Cessez de me regarder ainsi où je commets l’irréparable !

Il se tait pour déglutir.

Bérurier demande :

— Pourquoi qu’il est en crise, le vieux nœud moisi ? Il va prendre ses vapeurs, c’ qu’est mauvais pour son attention artérieuse, à son âge.

— Bérurier ! tonne le Boss, ne me faites pas… Oh ! ne me faites surtout pas… Si vous me faites, je vais agir ! Et j’aurais honte d’agir en présence de ces deux grandes merdes finnoises.

— Ne vous gênez pas pour nous, dit doucement le colonel Dukkonläjoaa, en français.

— Je ne voudrais pas me laisser aller, assure Achille, devant des bœufs nordiques, ça la ficherait mal. Puis il réalise et se tait pile.

Alors je profite de son vertige pour intervenir :

— Bérurier a raison, patron, vous risquez l’infarctus à vous énerver pareillement. Exposez-moi plutôt vos griefs avec ce calme qui est votre qualité dominante et qui a toujours assuré votre autorité.

Le calme incite au calme, la sérénité adoucit les excès. Pépère reprend sa vitesse de croisière. Il ramène ses mains à l’avant de sa personne et murmure :

— Je me laisse emporter par un courroux justifié, San-Antonio. On ne peut plus justifié. Car, songez-y, vous avez failli entraîner la France dans un conflit avec l’U.R.S.S., à cause de vos conneries. La guerre, San-Antonio. The War. Alors que notre dernier sous-marin atomique n’est même pas en chantier et qu’il y a des grèves tournantes dans nos chères casernes. La guerre avec nos bons amis russes, pour la première fois depuis Napoléon ! Avez-vous songé à ce qu’aurait pu être l’issue de cet affrontement ? Un contre dix, soit, là n’est pas la question, mais nous en sommes toujours au Lebel, mon garçon. Et eux, hein ? Eux ? Bon ! Tatatatata ! Combien de coups à la minute ! Les Russes tirent aussi vite que nous éjaculons. Et c’est pas avec du foutre qu’on gagne une guerre, mon petit. Qu’est-ce que je disais ?

— Vous parliez de mes conneries déclencheuses de conflit, monsieur le directeur.

— C’est cela.

— Où y a-t-il eu connerie ?

— En vous faisant passer pour Bézamé Moutch !

— Mais…

— Pardon ?

— Vous en étiez d’accord, monsieur le directeur.

— J’en étais d’accord, j’en étais d’accord…

Puis, à la cantonade :

— Je vous prie de constater que cet animal manie le bon français quand il le veut. En être d’accord pour « abonder dans le même sens », c’est raffiné, ça. Pas beaucoup de gens l’emploient. Mais au lieu d’aller dans cette voie noble et ancestrale, ce petit bonhomme se complaît dans ses néologismes de bas étage qui font se pâmer une poignée d’intellectuels qui ne peuvent qu’être de gauche, voire d’extrême droite à la rigueur. Colonel Ducon, vous qui parlez notre belle langue, je vous prie de savourer.