Il se tait.
Mais je ne le laisse pas quitte.
— Dis donc, Casanova, comment se fait-il que ce matin, tu m’aies appelé en prétendant ne jamais m’avoir quitté ?
Le Mammouth hausse les épaules.
— Ça, c’est Jules. Demandez-y. Il m’a dit : « Si vous tiendriez à vot’ sécurance, sout’nez mordicule à votre ami qu’vous n’avez pas quitté le groupe. Comme il est dans une période de flottement mental… » Hein, Jules ? T’as dit flottement mental, testuellement ?
Jules ne répond rien. Juste, il regarde le prose d’une femme de chambre venue furtivement recharger la cheminée.
— « Comme il est dans une période de flottement mental, y vous croiera », termine Béru. Comme vient d’ le dire l’Vioque, pardon : m’sieur l’directeur, c’t’un mec qu’inspire confiance, Jules. J’ai fait c’ qu’y m’recommandait, pensant qu’ c’était pour ton bien.
Un silence…
Puis l’Achille sort de sa méditation. Il prend le colonel à témoin.
— Cher Ducon, lui dit-il, vous rendez-vous compte de la nature de mes collaborateurs ? Voilà sur quoi je dois m’appuyer. Voilà à qui je dois faire appel : des boucs en rut. Des forniqueurs de bastringues ! Trousseurs de cantinières ! Veinards, vous n’avez pas ces problèmes avec vos abrutis de Finnois. Ça ne baise pas, cette race-là, hein ? Avouez ? Une fois l’an, pour se reproduire. Et encore, maintenant que l’insémination artificielle existe, j’ai des doutes. Il n’est que de regarder leurs gueules pour se faire une idée de leurs possibilités. Seulement moi, mon cher, quand j’entreprends une opération, je dois compter avec le sexe. Le coefficient queue, en France, on ne peut l’escamoter. C’est pas des auxiliaires que j’ai, mais des bites. Je sais que tous mes gens sont conditionnés par une femelle. La réussite et l’échec d’une enquête dépendent d’une quelconque garce. Tout est dans la culotte et très peu dans la tête, chez nous. La France, mon petit Ducon, la France. Et ça dure depuis Clovis, cette petite histoire. Pourquoi croyez-vous qu’il s’est fait baptiser, ce garçon ? Un barbare comme lui ! A cause de sa bonne femme, ne cherchez pas ! Attendez, on parlait de quoi ? Ben de rien, hein ? Si ?
— Du complot, jeté-je.
— Ah oui, le complot !
« Le complot… La guerre, mon garçon. Nous avons frôlé la guerre avec l’U.R.S.S. ! Savez-vous en quoi consistait la mission de Moutch et de sa souris, la demoiselle ici présente ? Ils devaient assassiner le président Brejnev, ce grand ami de la France. Vous m’avez bien reçu ? L’assassiner !
— Quoi !!!! m’écrié-je, mais avec dix lignes de points d’exclamation que mon éditeur ne me pardonnerait pas de reproduire ici.
— Oui, mon ami.
— Mais quand ? Mais où ? Mais comment ?
Nouveau rire du vieux.
— Ducon, mon bon colonel, vous constatez que je dois tout faire par moi-même. Que je travaille avec des courants d’air. Voilà un homme qui rentre de Leningrad et il ignore que le président s’y trouvait également. Moi, je préfère en rire. Je ris. Regardez-moi, San-Antonio, regardez-moi bien : je ris. Mieux : je rigole !
Et il esquisse une grimace horrible.
J’ai le stoïcisme des martyrs. D’accord, je suis passé à côté du sujet, on ne peut pas être parfait vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant les trois cent soixante-cinq (six tous les quatre ans) jours de l’année !
— A Leningrad se tient le Congrès de la Faucille et du Marteau, vous l’ignorez ?
Merde, j’avais lu cela en France, avant de partir, sans y prendre garde. Pas un instant je n’y ai repensé.
— Bon, et alors ?
— Congrès présidé par le merveilleux président. Le complot avait pour but d’assassiner ce grand homme aux sourcils paisibles. Une vingtaine de membres du comité secret devaient participer à l’action. Comment ? Là réside le subtil de l’Opération. Il faut vous dire que les mesures de sécurité pour pénétrer dans la salle sont uniques au monde. Fouille totale, détecteurs à ondes mouillées, tapiocage de masse, tous les procédés les plus scientifiques. Donc, impossible d’entrer une bombe dans ce lieu. Mais un homme avait trouvé : Moutch. La machine infernale allait être composée de vingt parties dont chacune revêtait une forme innocente : stylo, cigarette, briquet, porte-clé, médicament, etc. Vous me suivez ? Les vingt conspirateurs devaient rentrer la machine de mort en se chargeant individuellement d’une des pièces. Celle-ci serait reconstituée à l’intérieur, et placée au bon endroit. Par qui ? Dites-nous donc par qui, mademoiselle Lecoq.
Valérie hausse les épaules.
— Par moi, naturellement.
— Eh oui, par vous. Par vous qui appartenez aux B.C.G. International, vrai ? Par vous qui deviez assister à la séance plénière du congrès. Tout a été organisé en conséquence, seulement l’arrestation de Moutch d’abord, puis l’assassinat de la jeune femme amie de San-Antonio qui se faisait passer pour vous, vous ont donné à réfléchir. Alors vous avez pris le parti de changer de camp, ce qui est fréquent chez des gens de votre milieu. Quand ce changement s’est-il opéré ? Mystère. Mais que vous allez nous faire la grâce de dissiper, n’est-ce pas ?
Valérie hoche la tête, belle joueuse. Elle sait perdre avec panache. A-t-elle perdu, au fait ?
— Eux ! fait-elle en montrant les Durand-Durand.
— Ils vous ont contactée pendant le voyage ?
— Voilà.
— Ils étaient au courant de tout ?
— De l’essentiel. Ils m’ont promis que je resterais en dehors de cette affaire si je suivais leurs directives.
Et moi, je tressaille.
Non : je bondis, tressaillir n’étant plus suffisant à ce point quasi final de l’action.
— Les morts de la chambre 6144, c’étaient les conjurés, n’est-ce pas ?
— Exact, soupire-t-elle.
Alors je me tourne vers Jules.
— Et vous veniez de les abattre avec votre compère lorsque je me suis amené à la chambre en question. Ordre du K.G.B., non ? Il voulait rester en dehors de cette affaire. On vous a fourni l’arme, vous avez fait le boulot !
Il regarde Césaire. C’est vrai qu’ils ont l’apparence de très braves gens, les deux compères. Un vague sourire passe, non sur leurs lèvres, mais sur leurs visages gris.
Vous avez eu l’idée de me coller le massacre sur le dos, n’est-ce pas, d’où le traficotage de ma chambre qui passait du 5201 au 6144. Seulement, quand « ces messieurs » ont appris que j’étais un policier français, il y ont renoncé. Une chose seulement les a tracassés : ils voulaient que j’ignorasse l’identité des victimes. Top secret ! Alors ils ont fait l’impossible pour vérifier si je savais ou non ; il y a eu la fausse arrestation, ensuite les délices avec une chauffeuse de taxi aussi sexy que providentielle qui m’a questionné très innocemment en faisant l’amour, enfin, au retour, l’on m’a drogué avec du whisky et interrogé pendant mon sommeil. Je me demande pourquoi cette mansuétude.
Le vieux me met la main sur l’épaule.
— Embrassez-moi, mon petit. Embrassez-moi, car vous êtes un peu mien désormais. C’est moi qui vous ai sauvé la vie, comprenez-vous ?
— Non, monsieur le directeur.
— Tout ce que je sais, je l’ai appris de Moutch. Mathias, ce diable de rouquin, a trouvé un produit pour le faire parler. Quand j’ai su l’objet de cette terrible mission, je me suis empressé d’alerter les hautes autorités soviétiques. J’ai révélé qui vous étiez, et j’ai annoncé que ce serait la rupture de nos relations si l’on ne vous renvoyait pas sur vos deux jambes. Ils m’ont donné satisfaction. Mais si Valérie n’avait pas tourné casaque, quelle gabegie ! Votre présence là-bas allait au contraire se retourner contre vous et… la guerre, mon enfant, la guerre ! Allons, embrassez-moi. Vous êtes là, sain, sauf, hébété, mais sauf. Vous aurez le temps de tout comprendre. On va bien s’expliquer tout ça, ici, dans cette grande maison obligeamment prêtée par les merveilleuses autorités finlandaises. Nous avons le temps. Tous les protagonistes sont réunis. On reprendra à zéro. On saura tout bien dans les recoins. Tout ! Tout ! Ma plus belle enquête personnelle, San-Antonio. La fin de votre culte. Appelez-moi papa !