Je me rends compte que l’idée n’est pas mauvaise. Oui, ça va gagner du temps. Bérurier porte le gonzier jusque dans le poste de pilotage. Le commandant, anglais comme pas deux, imperturbe à ses commandes. Le second pilote nous laisse son siège, vu que ça commence à faire du peuple dans ce minuscule local.
Et alors j’y vais à bloc avec notre homme.
— Liste des points minés, vite ! Les noms, les lieux, les heures prévues pour les explosions. Vous m’avez bien compris, Excellence ?
— Lbrouk zmell, dit-il sur un ton qui me laisse espérer l’affirmation.
— Alors je vous écoute.
Il débite, Césaroche. Vite, vite, toute pompe, grande vibure. Arrouâ ména machin chose, t’entendrais ce moulin à prières, il tourne à 5 000 tours. La jacte en rafale. Pourvu qu’il ait suffisamment de salive pour parvenir au bout de sa litanie. Doit avoir le clappoir comme un fond de fosse à purin. Ça cotonne sous sa menteuse.
Il y va à une telle allure qu’on n’a pas le temps de reconnaître les noms français au passage, faut dire qu’il articule pas. L’accent tonique ? Tiens, fume !
Enfin le Vieux se débarbouillera. Faut faire avec, comme on dit au pays de Félicie. Il fera avec, mon éminent dirluche. Sale baderne à balancier. Ecrémeur de personnalités. Filou. Pourquoi le dégueulé-je à ce point du haut de mes dix mille mètres ? La crise, je te dis. De lui avoir entendu sa voix âpre, acerbe, à Serbe. Bougre de vieux nœud !
Le bla-bla rémoulade de Bézamé dure un bout, et puis il se tait, clappe à vide, regarde par le coq-pipe (comme dit Béru) le grand ciel si bleu, si plein de soleil qu’on aurait envie de sortir du zinc pour butiner le cosmos…
— Est-ce tout, Excellence ?
— Zbrrlok maâkach’, il me rétorque gentiment.
— Vous n’avez rien oublié ?
— Rââlbhol !
— Très bien, attendons les appréciations de la planète Terre.
Notre avion routine dans l’azur. Il a été décidé de mettre le cap sur Bordeaux, et qu’ensuite, selon les résultats, nous irions peut-être nous poser en Corse pour la suite du progrome. Ça va dépendre d’un tas de facteurs, comme on dit dans les pététés.
Le temps passe. On a réintégré Moutch dans son fauteuil. Mes compagnons, des policiers affiliés au B.I.G.P.A.F. international venus à la rescousse sur ma demande, bel exemple de solidarité, dont je te laisse pleurer sur la beauté, vas-y mon gars, j’ai des kleenex ; mes compagnons, reprends-je, s’informent du déroulement. Je leur raconte le coup de l’enregistrement, et tout ça.
Puis la voix du commandant retentit :
— Mister San-Antonio, please !
Je vais le rejoindre. Le radio me fait un signe et branche le zizougnard d’indulgence.
La voix du Vieux.
Une voix, ça ? Une voix, ce chuintement de vapeur, ce vaste pet frangé d’écume ? Une voix, ce grincement de lame sur une pierre à aiguiser ? Une voix, ce grondement de ruisseau souterrain en crue ? (Il faut laisser les crues se tasser, ne manque jamais de dire le Gros quand on dépose une langouste devant lui.) Ah, malheur, misère de nous tous, je présage des calamités à grand spectacle.
— Je vous entends mal, patron !
— Eh bien, débouchez vos oreilles de dindon, grand imbécile !
Il va me ressortir mon culte, le fossile ! Me traiter de vilaines choses. Mes succès le minent. Comme les Ostendais, il se plaint que la marée est trop belge. Me voudrait simple ustensile non pensant. Roseau courbé, mais pas homme.
— Vous savez ce qu’il vous a débité, cet horrible massacreur ?
Je ne réponds pas. Lui flanquer un point d’interrogation dans les portugaises, à cet instant, lui ferait postillonner son dentier.
Alors il crache :
— Le Coran ! Il a récité des versets du Coran, mon grand génie, mon être suprême, mon cerveau supérieur, mon grand cogiteur, mon con. Le Coran !
— Nous lui avons cependant fait la piqûre, patron, objecté-je miséreusement.
— Eh bien, elle ne lui a rien fait, votre piqûre, San-Antonio. Quelle idée, aussi, de compter sur des médications pour faire parler un homme ! Vous y croyez, vous, à la chimie ? Ça existe seulement, la chimie, San-Antonio-de-mes-fesses ? Vous en avez entendu parler comme on lit une publicité fallacieuse qui promet monts et vermeil. Il est stupide, ce type, je vous jure, affirme-t-il à des témoins terrestres de son noir courroux.
Je l’imagine, ce Neptune déplumé, brandissant la fourche de sa rage et hurlant à travers l’espace aérien son désespoir d’inaboutir… Grand gnome, si je puis dire, et je peux tout, puisque j’emmerde. La bonne et sainte chose que d’emmerder de tout son être. La saine force, combien noble. Ne prendre garde à rien, ne rien ménager puisque n’espérant rien. Refusant d’attendre quoi que ce soit, parce que quoi que ce soit appartient à ceux qui en veulent, les grotesques faillibles, nauséeux, sombres incidents de parcours de ma trajectoire carbonique.
Il reprend, le Mélodieux :
— Et pendant ce temps, Paris agonise, San-Antonio. Les gens prennent peur. Les routes de dégagement ne dégagent plus ; elles sont saturées, on se croirait en juin 40, que dis-je : en période de vacances ! Ces cohortes ! Les hommes d’abord, comme toujours quand ça panique. C’est l’exode dans toute sa navrance. La fuite éperdue. Ils abandonnent leurs télés, leurs machines à laver, leurs maîtresses et même leurs habitudes. La capitale leur fait peur. Ils savent qu’elle va se transformer en cendres, s’hiroshimer entièrement. Le gouvernement prend des mesures, c’est vous dire ! Savez-vous qui m’a téléphoné, il n’y a pas plus tard qu’un instant ? Devinez. Approchez votre oreille dégueulasse du machin, que je vous le dise en confidence. Lui, San-Antonio. Parfaitement, lui-même, j’ai reconnu tout de suite sa voix. Sans le moindre préambule. Tout de go, sa chère noble voix que les gars de chez Renault n’ont encore pas appréciée à sa juste mélodie. Sa merveilleuse voix dont on ne sait si les délicats accents sont auvergnats ou du Seizième. Il m’a parlé, à moi qui vous parle. J’ai encore ses paroles dans ma tête. Elles y demeureront gravées comme dans le granit. Il a pris la peine, LUI, personnellement. Et je me demande s’il n’a pas composé soi-même le numéro, de son propre index magistral. Etes-vous prêt à écouter les phrases qu’Il m’a prononcées à bout portant dans ma trompe d’Eustache droite, Santonania ? Chuuuut ! Silence autour ! Vous m’écoutez, Tonansonien ? IL m’a dit, de ses fabuleuses cordes vocales, dit : « Mon cher monsieur le directeur… » Vous me recevez quinze sur cinq, Salotiano ? Très bien, je répète : « Mon cher monsieur le directeur, virgule, vous devez comprendre que la situation présente est intolérable. Si vous ne stoppez pas ce carnage dans les heures qui viennent, je prendrai moi-même les moses en chien, les choses en moins, en main. » Textuel, Saniotonin. LUI, avec son calme habituel. Pas une inflexion qui dépasse l’autre. Mais une force profonde. Une gravité, yayaie. Je me suis signé, en l’écoutant, Sanientono. En double exemplaire. Je suis catholique, moi aussi. Donc IL attend. Mais IL n’attendra pas longtemps. C’est un homme qui sait ce qu’il fait, où il va et à quelle heure il y arrivera. Moi, je l’aime, Sionatona. C’est, vous savez quoi ? Physique ! Enfin quelqu’un qui n’a pas l’air d’un loustic, d’un promoteur. Si je vous disais, sa photo dans mon bureau ? Eh bien, quand je suis seul, je la contemple. On se regarde dans le fond des yeux, lui et moi. Une espèce de sublime connivence s’établit. Alors un pleur me vient. Je laisse couler. C’est une larme française, mon garçon. Rouget de Lisle aurait pu verser la même.