— Tu n’en sortirais rien.
— Foutu pour foutu, caisse tu risques ?
J’hésite. Oui, il y a encore cet espoir suprême. Béru Ultime thérapeutique. Instrument de secours. Bouée de sauvage, voire de sauvetage.
— Soit. Je te laisse dix minutes.
— Merci, mais faut qu’on va travailler seuls, sans témoins oculés.
— Allez dans la bibliothèque, ricané-je, il y a du feu dans la cheminée.
Sa Majesté me foudroie d’un regard con, sanguin.
— T’as bonne mine, l’Artiste ! V’là comment on opère : moi, Pinaud et le mec, on va s’placer là qu’les hôtesses rangent la bouffe. On d’mandera aux gonziers du pilotage d’pas nous faire chier la bite, les nanas viendront s’asseoir parmi vous autres. On tirera le rideau. J’dirai qu’on mette d’la musique forte. D’la sorte nous s’rons tranquillos pour usiner, moi et Lapinuche.
Dans le ciel 12 h 10.
La plus choucarde des hôtesses est venue prendre place à mon côté, ce qui est gentil de sa part. Elle est blonde avec les yeux un peu mauves et se prénomme si curieusement que je n’ai pas retenu son préblaze.
La phonie du bord diffuse le grand air de « Il est minuit, docteur Jivago ». Malgré la montée des cuivres, par instant, on perçoit, en provenance du compartiment de service, des remuances, des exclamances, des bruitances diverses. Parfois, le rideau gris se gonfle, l’on aperçoit un talon, au ras de la moquette, puis la lourde étoffe redevient molle et tombante. Mes confrères étrangers ont été surpris de voir le gros Béru et l’ineffable Pinaud entreprendre Bézamé Moutch. M’ont demandé l’à quoi cela rimait. J’ai chiqué les mystérieux. Monosyllabique, l’Antonio. Le côté : « laissez, laissez, je sais ce que je fais ». En réalité, je me sens foutriquet sous ces regards conjugués (à la troisième personne de l’accusatif). La désagréable sensation de passer l’oral d’un examen et de ne pas pouvoir en casser une broque.
Et alors, très bien, les dix minutes accordées au Mastar s’écoulent. Le zinc bouffe son kérosène. On a dépassé Bordeaux, on navigue au-dessus des Atlantiques. A perte de vue c’est l’océan couleur d’acier. Les nuages se clairsèment au-dessous de nous autres. Va falloir prendre des décisions définitives. La plus dégueulasse : liquider Bézamé. Tu penses bien qu’on ne peut pas se permettre de le remettre en liberté après ça. On chiquera aux héros. Les vaillants passagers qui, profitant d’un instant de relâchement dans la vigilance du pirate de l’air, se sont jetés sur lui, intrépidement. Dans l’échauffourée le coup est parti.
Le coup est parti !
Tous ces coups qui partent à travers le monde, madoué ! Ces coups de bite et ces coups de fusil. Ces coups fourrés, ces coups de rouge. Ces coups du sort. Ces coups pour rien. Ces trois coups. Ces coups de bambou. Ces coups de grisou. Ces coups de pot ou de bol. Ces coups pour coup. Ces coups redoublés. Ces coups de sonnette. Ces volées de coups. Ces coups de fouet. Ces coups de bec ! Ces coups d’épingle. Ces coups d’épée et ces coups de barre. Ces coups mortels. Ces coups de grâce. Ces coups de Trafalgar. Ces coups durs. Ces coups de gosier. Ces coups de gueule. Ces coups de main (les plus rares). Ces coups de balai. Ces coups d’archet. Ces coups de sang. Ces coups de téléphone. Ces coups de fourchette. Ces coups de minuit. Ces coups de volant. Ces coups de marteau, de chapeau, de Bourse. Ces coups heureux. Ces coups de foudre et ces coups de mer. Ces coups de dé. Ces à-tous-les-coups-on-gagne. Ces coups d’essai et ces coups de maître. Ces coups de Cid. Ces coups de cidre. Ces cent coups. Ces coups de Jarnac. Ces coups montés. Ces coups férir. Ces coups de théâtre. Ces coups d’Etat.
A force de tous ces coups, on attrape le coup. Et à trop le discuter on finit par le boire. Le coup !
Alors le coup devra partir.
Bousiller un mec coupable d’avoir tué et blessé des centaines d’innocents entre dans une certaine logique, non ? Une logique de merde ! La vengeance ne peut être collective. Elle devient alors une odieuse partouze.
Bon, on le tuera, Bézamé ; juré, promis. C’est inscrit au programme.
— Vous croyez qu’il va y en avoir encore pour longtemps ? me demande la divine hôtesse.
La réponse lui est fournie par Bérurier soi-même.
Sa grosse main ravaudée et velue s’est insérée entre le rideau et la cloison. A balayé le faible rempart d’étoffe. Et l’on voit un trio surprenant dans l’encadrure.
Moutch, riant aux éclats, soutenu par mes deux lascars. Alexandre-Benoît, triomphant, qui agite une feuille de papier.
— V’là le topo, Mec. T’as plus qu’à virguler la liste au Big Dabe. Grouille-toi, biscotte la prochaine espiosion est prévue pour 13 heures à la cantoche de chez Renault.
— Grand Dieu ! m’exclamé-je (car je connais mes cassiques comme on dit en Normal Sup’), il vous a répondu en français ?
— Tout ce qu’il y a d’en français, rigole l’Enflure.
— Mais par quel prodige ?
— Par l’prodige médical, mon lapin. Ce gazier n’avait jamais éclusé d’alcool, le con. Moi et Pinaud, on l’a obligé de biberonner la moitié d’une boutanche de vouiski. Ça y a tellement s’coué la pensarde qu’il en a eu les ondes brouillées, mon pote. Pour créer une ambiance favorab’ j’y ai raconté quéques années doctes de moi et Berthe, la fois qu’on avait lonché dans la vitrine d’un grand magasin de Londres, sans se gaffer que la remonture des rideaux de fer était automatique et que toute une craquée de gus en chapeau melon nous visionnaient. La bonne humeur et la gnole, croye-le bien, c’est la meilleure formulance pour amener un vilain d’Le genre à décomposition.
Une ovation accueille ce récit du pionnier de l’âme. Tandis qu’il est fêté, je fonce au poste de pilotage.
Dans le ciel 12 h 46.
San-Antonio ! Sans-Antonio, mon petit, mon aimé, mon roi. Ah, génial ami. Ça y est. On a déjà trouvé la première bombe. Elle y était bel et bien. Au beau milieu de la cantine. Collée sous une table à l’aide de toile adhésive. Ce toupet, non ? Une jolie bombe à haute puissance. Le carnage que cela allait être ! Vous imaginez ? Vous m’objecterez que là-bas, c’est truffé de travailleurs émigrés, je sais, bon, soit, mais il y a aussi les autres, Santonio. Et puis quoi, ne serait-ce qu’au nom des principes humanitaires qui sont l’apanage de notre vaillante nation, hein ? A propos, je viens de LUI téléphoner, pour lui dire que : succès complet. Il ne m’a pas pris, étant en conférence avec je ne sais quel ambassadeur des Etats-Unis ou autre. Mais j’ai eu le privilège de parler au commandant militaire de sa maison civile. Un homme charmant. Courtois. Et ces concordances de temps, mon cher ! On comprend tout de suite à qui l’on a affaire.
« Grâce à vous, le cauchemar est terminé. Fin de mission ! Allô, vous me recevez comme chez vous, hein ? Je répète : mission terminée. Revenez-nous vite ! Nous fêterons ce beau triomphe, mon grand garçon. Je pense qu’il y aura un cadeau à la clé. Fumez-vous ? Pas tellement. Alors, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Hmm ? Dites-le à votre directeur, mon mignon. Parlez-lui sans détour.
« Je suis un papa, vous savez. Il ne faut pas prendre de détours avec moi. Comment ? Qu’appelez-vous la vie sauve ? Hein ! Quoi ! Couâh ! Ne pas liquider cette crapule infâme ? Ce monstre ? Ce dynamiteur rouge du sang de douzaines d’innocents, dont certains étaient peut-être des étrangers, certes, mais quoi, ça n’en était pas moins des hommes ! Et pourquoi, s’il vous plaît, vous ne neutraliseriez pas ce vilain coco ? Parce qu’il s’agirait d’une exécution ? Et alors ? Bien sûr, mon petit, qu’il va s’agir d’une exécution. Elle est : primo, méritée ; deuxio, nécessaire ; et troisio, indispensable. Alors faites, mon ami. Ou faites faire. Bérurier n’est-il pas des vôtres ? L’équarrissage, ça le connaît, ce gros sac à vin ! Et puis, en voilà assez, je commence à en avoir par-dessus la tête de vos objections de conscience, espèce de femmelette, paltoquet, va-de-la-gueule, frileux, mais vous l’entendez, vous autres ? Ça, un homme d’action ? Vous savez qu’il va me devenir poète, cet abruti. Je vous… »