— Tout à fait comme mon fils, vraiment !
— J’ai tout essayé, mais…
Bref, l’arrivée des râleurs offrait un soulagement au public. De courte durée, on s’en doutait bien, mais bon à prendre. On éprouvait la sensation canaille d’avoir refilé la patate chaude à moins compétent que soi. Et, comme les râleurs se présentaient en bande de citoyens outrés, sûrs de leur bon droit et bardés de principes, ils faisaient l’unanimité contre eux. On s’amusait fort de leur embarras. Voyons ce qu’ils allaient en faire, eux, de Bartleby !
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Je reculai, abasourdi par ce torrent de paroles. En vain protestai-je que Bartleby ne m’était rien, qu’il ne me concernait pas plus que n’importe qui : j’étais la dernière personne dont on savait qu’elle avait eu affaire à lui, et on m’en imputait la terrible charge. Craignant de voir mon nom traîné dans les journaux (comme l’un des assistants m’en menaça obscurément), je pesai la question et déclarai enfin que, si l’homme de loi me permettait d’avoir une entrevue confidentielle avec le scribe dans son cabinet, je ferais de mon mieux pour les délivrer du fardeau dont ils se plaignaient.
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La dernière vie de mon frère fut sa retraite anticipée, son Parkinson, son suicide raté, son flirt avec la psychanalyse, l’Alzheimer de notre puîné et sa deuxième mort, à lui, le préféré, par le bistouri enfin libérateur. Cette fois encore, je n’étais pas là. Quand bien même, il n’aurait plus été tenté de rebrousser chemin.
Quand je lui avais demandé pourquoi il tenait absolument à anticiper sa retraite, il m’avait fait une réponse à la Bartleby :
— Ça va de soi.
La boîte qui l’employait, disait-il, avait perdu toute raison d’être. Dépassée par la concurrence privée elle ne produisait plus les services qu’on attendait d’elle. À vrai dire elle ne produisait plus rien. C’était une survivance stérile de l’aéronautique d’État.
— Nous n’existons plus mais nous faisons comme si de rien n’était.
J’essayai de blaguer :
— De quoi te plains-tu ? Tu me bassines depuis toujours avec l’entropie. Eh bien ! voilà, tu bosses dans une boîte qui n’ajoute plus à l’entropie ! C’est une belle fin de carrière pour toi, non ?
— Non, c’est un mensonge.
Mensonge ou pas, je le voyais mal troquer un milieu professionnel où il jouissait de l’estime de ses supérieurs et de l’affection de ses subordonnés contre un mortifère exil conjugal.
Mais, rien à faire, il s’accrochait à sa thèse ; cette comédie du travail était une insulte à la dignité :
— Payés à ne rien foutre ! Tu ne trouves pas ça honteux ?
— Honteux je ne sais pas mais inévitable à coup sûr.
Car, de mon côté, je voyais venir le jour où l’humanité entière serait payée à ne rien faire pour continuer à consommer en rond. L’autre terme de l’alternative était un conflit planétaire, une gigantesque saignée démographique où on casserait le plus de matériel possible, histoire de faire repartir la machine en réparant les dégâts. Pour le coup, chacun se sentirait joyeusement utile !
— Qu’est-ce que tu préfères, l’impôt négatif ou la guerre universelle ?
Ça ne marchait pas. Il ne jouait plus. La tristesse était profonde. Aujourd’hui, je pense que M. Parkinson était en route, si ce n’est déjà installé en lui.
Sa première pensée, quand le diagnostic tomba, fut pour l’épouse :
— Elle qui veut que je me secoue, elle va être servie.
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Lorsque je montai l’escalier de mes anciens locaux, je trouvai Bartleby assis en silence sur la rampe du palier.
— Que faites-vous là, Bartleby ? demandai-je.
— Je suis assis sur la rampe, répondit-il doucement.
Je l’emmenai dans le cabinet de l’homme de loi, et celui-ci nous laissa.
— Bartleby, lui dis-je, vous rendez-vous compte que vous êtes pour moi une source de grand tracas en persistant à occuper ce vestibule après votre renvoi du bureau ?
Pas de réponse.
— Allons, c’est une nécessité, de deux choses l’une : ou bien vous ferez quelque chose de vous-même ou bien on fera quelque chose à votre sujet.
Pas de réponse.
— Voyons, dans quelle sorte d’affaire voudriez-vous entrer ? Voulez-vous vous engager à nouveau comme copiste ?
— Non, je préférerais m’abstenir de tout changement.
— Aimeriez-vous à être commis aux écritures dans une épicerie ?
— Ce serait trop enfermé. Non, je n’aimerais pas être commis. Mais je ne suis pas difficile.
— Trop enfermé ! m’écriai-je ; mais vous restez enfermé tout le temps !
— Je préférerais ne pas être commis, reprit-il, comme pour régler une fois pour toutes cette petite question.
— Aimeriez-vous à tenir un bar ? Ce n’est pas une occupation qui éprouve la vue.
— Non, je n’aimerais pas du tout ça. Mais, encore une fois, je ne suis pas difficile.
Sa loquacité inaccoutumée m’encouragea. Je revins à la charge :
— Eh bien ! alors, aimeriez-vous à courir le pays en encaissant des factures pour le compte de marchands ? Votre santé en serait améliorée.
— Non, je préférerais autre chose.
— Vous plairait-il alors d’accompagner en Europe quelque jeune homme de bonne famille qui profiterait des avantages de votre conversation ?
— Pas du tout. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait rien de bien défini là-dedans. J’aime à être sédentaire. Mais je ne suis pas difficile.
— Sédentaire vous serez donc ! m’écriai-je, perdant toute patience et, pour la première fois de mes exaspérantes relations avec Bartleby, me mettant bel et bien en colère. Si vous ne quittez pas les lieux avant la nuit, je me verrai obligé… en vérité je suis obligé de… de… de quitter les lieux moi-même ! conclus-je assez absurdement, ne sachant à quelle menace recourir pour intimider son inertie et forcer son consentement.
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Mon frère aurait aimé être l’heureux propriétaire d’un cabanon. Un cabanon de chez nous, minuscule, dans la garrigue. Avec un arbre planté devant la porte, comme il se doit. Quand je lui demandai pourquoi, il répondit :
— Pour pouvoir gueuler une fois par jour : Mireilleu, je vais au cabanon’g !
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J’allais partir précipitamment lorsqu’une dernière idée me vint à l’esprit.
— Bartleby, dis-je du ton le plus doux que je pusse prendre dans des circonstances aussi irritantes, voulez-vous m’accompagner chez moi maintenant — non pas à mon bureau, mais à mon logis — et y rester jusqu’à ce que nous ayons décidé ensemble tout à loisir des dispositions à prendre pour vous ? Venez, allons-y de ce pas.