— Non, pour l’instant je préférerais m’abstenir de tout changement, quel qu’il soit.
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Tout à fait à la fin, il rêva d’une promenade en péniche. Nous deux, un échiquier, sur les canaux, d’écluse en écluse, à deux kilomètres à l’heure mais le plus loin possible. Il avait étudié les parcours envisageables. J’étais d’accord, enthousiaste même, mais j’ai traîné. J’ai traîné… Comme si j’avais sa vie devant moi.
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Dès que j’eus retrouvé mon calme, je vis clairement que j’avais fait désormais tout ce que je pouvais faire pour venir en aide à Bartleby et le protéger de toute persécution brutale.
Je craignais tant de me voir pourchassé à nouveau par le propriétaire furibond et par ses locataires exaspérés que je laissai le soin de mes affaires à Lagrinche pour quelques jours. En fait, pendant cette période, je vécus pour ainsi dire dans mon cabriolet.
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Donc, le jour où ce jeune chirurgien tua vraiment mon frère, je n’y étais pas. J’étais à Venise. On y donnait dans un théâtre minuscule une représentation d’un monologue que je venais d’écrire. C’est l’histoire d’un patient qui, en une nuit d’hôpital, développe tous les symptômes de toutes les maladies mortelles et que l’ensemble du corps médical s’acharne à sauver dans une débauche spectaculaire de compétences et de rapidité. Ce monologue, gesticulatoire et survolté, était donné à contre-emploi par un vieux comédien parfaitement impassible. Debout immobile à côté d’une civière — qui symbolisait le patient en fusion — il débitait le texte avec une lenteur lagunaire qui faisait rire le public aux larmes. Ils étaient vénitiens, c’était leur langue, c’était leur comédien, ils avaient mille ans d’âge et s’amusaient infiniment du traitement d’escargot que l’acteur faisait subir à la frénésie hospitalière telle que je la décrivais et que la célébraient certains feuilletons télévisés de l’époque.
Comme il aurait aimé ce spectacle, mon frère ! Comme cette burlesque célébration de la lenteur l’aurait amusé, lui que la maladie paralysait peu à peu et qui me disait : « Tu verras, je finirai par vivre à mon rythme. »
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Lorsque, finalement, je regagnai mon étude, je trouvai sur mon bureau une lettre du propriétaire. Je l’ouvris d’une main tremblante ; mon correspondant m’informait qu’il avait prévenu la police et fait mettre Bartleby aux Tombes (la prison centrale de New York) pour vagabondage. Il me demandait en outre, puisque j’en savais plus que quiconque à son sujet, de me rendre auxdites Tombes et d’exposer congrûment les faits.
Cette nouvelle produisit sur moi des effets contradictoires. Mon premier mouvement fut d’être indigné ; mais en fin de compte, j’approuvai presque. L’humeur énergique et expéditive du propriétaire lui avait inspiré une ligne de conduite que je ne me fusse sans doute jamais résolu à prendre. Cependant en dernier ressort, et dans des circonstances aussi exceptionnelles, il semblait que ce fût le seul parti possible.
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À la sortie du théâtre m’attendaient tous ceux qui me proposaient des hypothèses quant à l’état de Bartleby. Les plus naïfs cherchaient l’anecdote. Même saugrenue. Une jeune fille me dit avoir cru que Bartleby ne savait pas lire. Qu’il savait écrire, certes, mais qu’il ne pouvait collationner les copies de ses collègues faute de savoir lire. Sans s’expliquer cette bizarrerie elle s’y était accrochée pendant la moitié du spectacle. Un monsieur d’un certain âge soupçonnait Bartleby d’être « le fils caché du notaire ». Tenté par le drame bourgeois il prêtait des origines au héros et lui voulait un destin. Pour la défense de cette naïveté, il faut rappeler que Melville lui-même ne tirait pas son Bartleby du néant. Un ami de jeunesse, fort malade (il s’appelait Eli James Murdock Fly), lui aurait servi de modèle, et deux personnages de fiction aussi : le Nemo de Dickens, copiste dans La Maison d’Âpre-Vent, et un certain Adolfus Fitzherbert, clerc mélancolique, embauché dès les premières pages de L’Histoire de l’avoué, un roman oublié du non moins oublié James A. Maitland. (Je dois ces détails aux notes de Philippe Jaworski, dans la collection de la « Pléiade ».) Un jeune homme me déclara avoir très vite compris, lui, que toute cette affaire Bartleby c’était « un truc à la Godot ».
Parfois m’attendaient des médecins. Ceux-là y allaient de leurs diagnostics. Pour la plupart, Bartleby était schizophrène, bien sûr.
— Hébéphrénie, proposa un psychiatre. Cette perte massive de désir, ce repli sur soi, oui, oui, hébéphrénie…
Un interniste me parla de tuberculose, qui n’était pas plus rare qu’ailleurs dans le New York du XIXe siècle et suscite chez le patient une immense fatigue. Un autre médecin (Bartleby passionne le corps médical !) penchait pour une syphilis évoluée. Un autre encore parlait d’une aboulie caractéristique. Une historienne rapprocha l’état de Bartleby du type de psychose qui, selon elle, affectait au Moyen Âge les moines copistes les plus assidus à leur tâche. Un jeune professeur de littérature comparée me rappela que la « mélancolie était la grande affaire du XIXe, toutes littératures confondues ».
— La clinique du docteur Blanche était pleine de Bartleby(s) ! conclut-il.
Un malin provoqua l’hilarité de son entourage en affirmant qu’en tout cas on ne pouvait pas classer Bartleby parmi les hyperactifs. Une tonitruante idiote claironna que Bartleby, « je te l’aurais fait sortir de ses gonds, moi ! ».
D’autres, des lecteurs aguerris ceux-là, des érudits parfois, jouaient au jeu des comparaisons littéraires. Ils cataloguaient Bartleby en fonction de leurs lectures. Ils en faisaient un personnage du refus radical ou un non-désirant absolu. Pleuvaient alors des noms aussi variés que Meursault, Oblomov, Bardamu, ou l’Homme qui dort de Perec, tous, selon eux, frères de Bartleby en littérature. Un lecteur de Deleuze classa Bartleby parmi les « anges hypocondres » de Melville, quand le capitaine Achab faisait, lui, partie de ses « démons maniaques ». À chacun je répondais oui, oui, tout en me demandant pourquoi ils ne pouvaient aller se coucher sans avoir casé Bartleby quelque part. Tous notaires, en somme.
Jusqu’au jour où, cherchant moi-même le sommeil, je me suis demandé pourquoi j’avais monté ce spectacle. Et pourquoi n’avais-je mis sur scène que le seul personnage de ce notaire, rendu fou par celui du scribe ? Et pourquoi m’étais-je attribué son rôle ? Le fait que la nouvelle me plaisait depuis toujours n’était pas suffisant. Il me fallut admettre que je jouais avec mon frère absent. Toute notre vie nous avions joué ensemble. Je grimpais sur scène comme s’il était présent dans la salle. Comme si je lui rendais le biscuit au gingembre qu’il m’avait offert un jour : « Un Bartleby ? » Il n’était pas là, bien sûr, il n’était plus nulle part, mais je lui offrais son Bartleby tous les soirs. De son vivant, il avait aimé me voir jouer. Il venait à mes spectacles. Il me trouvait courageux de m’exposer sur scène. Il se déclarait fier de moi, comme pendant notre enfance quand un exploit mineur (escalader un mur, plonger de trop haut dans un trou de notre rivière) venait compenser mes ratages familiaux et scolaires. C’est à lui que je rendais mes comptes.